Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 juin 2022 3 15 /06 /juin /2022 10:17

 

 

 

Balades & anecdotes du mercredi (18)

 

 

Pour mon dernier petit-déjeuner dans le quartier Saint-Lambert, je quitte le studio de Zen avec ma (grosse) valise et me dirige vers le Blomet par la rue des Volontaires, soldats de l'an II. Zen m'y rejoindra tout à l'heure. N'ayant pas de cours le samedi, il s'attarde ce matin sous la couette et/ou sous la douche qu'il prendra dans cette baignoire sabot qui lui est insupportable. Je prends place face à la porte du 45 devant laquelle s'est formée une file d'ados. Le Blomet qu'il me faudra quitter en fin de matinée m'était devenu comme le prolongement du studio exigu de Zen. Dommage ! Je commençais à m'y sentir à mon aise. Je pense commander un café et deux croissants. Ça vous plait ici, hein !, me dit le serveur. Et pour vous ce sera...? Je commande un chocolat chaud et deux croissants. Fernand Raynaud est assis au fond de la salle près de la porte où le mot taxiphone s'affiche en grand. Lui aussi observe l'effervescence qui agite le trottoir d'en face. Un habitué du Blomet plus instruit que les autres dit à la cantonade qu'ils ne vont pas tarder à sortir. Autour de lui, les clients dont certains accoudés au comptoir sirotant leurs bières pression de dix heures, détournent le regard, ne demandent pas qui sortira du 45 à cette heure-ci au point d'attirer ainsi des dizaines d'ados téléphone en main et continuent de converser avec leurs compagnons de zinc. 

- Vous êtes curieux vous, me chuchote-t-il à l'oreille, vous voulez tout savoir. Vous les verrez dans quelques minutes. Ils sortiront de là tels des dieux. Ça va occulter dans l'abstraction. Tu me paies un verre ?

En effet, tandis que je trempe la corne du deuxième croissant dans le chocolat encore chaud, ils sortent du 45 rue Blomet. Ils, André Breton, André Masson, Antonin Artaud, Joan Miró, Michel Leiris sous les hurlements de la foule en délire. La gentille file d'attente plus longue qu'une queue de marsupial s'est transformée en un immense troupeau. La masse crie d'émotion, hurle des noms. Certains tremblent de tous leurs membres comme après l'ingestion d'une substance euphorisante ; d'autres s'évanouissent. Des filles se précipitent sur eux comme par magnétisme pour les embrasser. Beaucoup réclament des autographes. Des sauveteurs de la Croix-Rouge ont bien du mal à se frayer un chemin pour aller évacuer les hallucinés du Merveilleux. Toutes et tous veulent un selfie avec leurs idoles. Les plus réussis sont ceux de Man Ray, évidemment. 

Zen a eu du mal pour se frayer un chemin jusqu'au Blomet. La chaussée et les trottoirs sont quasiment inaccessibles. Aucune voiture ne peut circuler. La police tente de maîtriser l'afflux de celles et ceux qui arrivent encore. 

- C'est surréaliste !, me dit-il.

Il commande un café et un sandwich au fromage.

- Camembert, chèvre, Roquefort ?, demande le serveur. 

- Tu te souviens ?, me dit-il, quand la prof de français nous a demandé de disserter sur cette phrase de Gide : "Je ne cherche pas à être de mon époque ; je cherche à déborder mon époque." Vous avez quatre heures !, ajoute-t-il d'une voix caverneuse le poing sur la bouche. 

- Peut-être ! 

Zen a apporté une gibecière remplie de livres. Il veut me faire lire des passages de certains d'entre eux. Il n'a pas l'intention de me donner un cours magistral sur la Russie. D'ailleurs, lui-même la connait-il ? 

- Je n'y suis jamais allé, finit-il par m'avouer.

Moi non plus, je n'y suis jamais allé. Je ne sais rien de son histoire, je n'ai vu que quelques reportages sur des croisières sur la Volga et des documentaires sur le musée de l'Ermitage, je suis incapable de déchiffrer un mot écrit en cyrillique, suis persuadé que les Russes boivent du thé à toute heure, ne sais pas ce qu'ils prennent au petit-déjeuner, ce qu'ils regardent à la télé (d'Etat), etc. 

- Alors ces îles russes de la Méditerranée ? Zen baille entre deux bouchées de sandwich au gouda (prononcez raoda svp).

 

Tout commence au mitan du 18ème siècle quand la tsarine Catherine II, Catherine la Grande, envoie en Méditerranée une flotte d'une quinzaine de vaisseaux vers les eaux turques avec une escale forcée à Minorque, une autre à Villefranche-sur-Mer. Les Turcs sont défaits dans la baie de Chio devant le port de Tchesmé (1770). Les Russes occupent les îles ioniennes dont Corfou. La Russie vole de victoire en victoire : Français et Anglais s'inquiètent. "En Europe cependant, les souverains cèdent à la panique. Frédéric II et Joseph II se rencontrent pour étudier un moyen, pacifique si possible, de s'opposer au "torrent qui risque de submerger le monde*". Kherson est prise en 1781 et six ans plus tard, "Potemkine en a fait une cité de première grandeur. Maisons blanches, rues droites, végétation exubérante*." (Odessa sera créée en 1793) La Crimée est occupée puis annexée aux dépens des Ottomans en 1784. La Russie ne semble plus avoir de visées sur la Méditerranée occidentale jusqu'en 1856, date du séjour de l'Impératrice Douairière, Alexandra Feodorovna où les ports de la (future) Côte d'Azur reprennent de l'importance aux yeux des Russes. La guerre de Crimée a privé la Russie d'un accès à la Méditerranée par le Bosphore. Ses fortifications sur la mer Noire ont été démantelées, la citadelle de Sébastopol rasée. Symboliquement, l'Impératrice Douairière de Russie débarque non pas à Nice mais à Villefranche-sur-Mer encore possession du royaume de Sardaigne. L'Angleterre est d'autant plus inquiète qu'en Italie courent des bruits sur Monaco, etc.

 

Je sens qu'il faut faire vite. Zen est las. Je le vois lymphatique, son corps encore lourd sur le matelas en mousse de son canapé vieillissant, les yeux cernés, le geste maladroit (il a renversé sa tasse, doit demander un autre café), le menton reposant sur la paume de sa main gauche, le pouce, l'index et le majeur balayant les sourcils, geste inutile censé évacuer la torpeur, l'esprit tourmenté, le regard vide, les lèvres voulant balbutier un je-retournerais-bien-me-coucher.     

- Et les pays Baltes ?, lui demandé-je.   

- Ils sont une base arrière pour les contre-révolutionnaires russes. Pour cela, il faut que tu lises Wagon-lit de Joseph Kessel.

- Et cette soi-disant paranoïa russe ? Je veux dire que la Russie se sent sans cesse menacée par l'Ouest.

- Pour ça, tu peux lire dans Le Bonheur à San Miniato (il sort le livre de sa gibecière) la vraie fausse interview de Molotov, ministre des Affaires étrangères de Staline, par l'envoyé spécial à Moscou d'un quotidien parisien.

- Et que dit Molotov ?

- Que la guerre pour les Russes est toujours la pire des solutions et que si les Russes n'ont jamais fait la guerre à qui que ce soit, ils ont dû cependant la faire pour se défendre. 

- Contre qui ?

- Contre les démocraties occidentales, pardi !

 

Sur ces paroles, Zen enfourne ses livres dans la grande gibecière, se lève, approche son poing du mien - geste barrière réglementaire post-Covid -, sort du Blomet en me souhaitant un bon voyage par le train de nuit de Toulouse. Depuis le trottoir, il me fait un dernier signe de la main puis traverse la rue entre deux voitures qui roulent à vive allure dans cette zone 30, la meute des ados s'étant évaporée depuis longtemps.

La télé du Blomet montre un film qui parle d'un candidat à la présidence qui s'appelle JE et dont le nom s'étale sur toutes les affiches collées aux murs épais et infranchissables de la ville. Il est du centre-sain (avec ou sans t je ne sais pas) et déroule son programme lors d'un meeting : économie, écologie, écocitoyenneté et tout le saint-frusquin. Il précise que le pays va mal, qu'il faudra appliquer des mesures impopulaires, qu'il faudra... Les compagnons de zinc sirotent leur bière de onze heure trente. Le plus instruit que les autres hausse les épaules devant ce film dont il ne comprend pas le scénario. Fernand Raynaud écrit son prochain sketch près de la porte où le mot taxiphone s'étale toujours en grand. Je n'ai pas l'intention de déjeuner ici d'un burger mal cuit. Je me rapproche de la place de l'Etoile où j'ai rendez-vous avec Shalh à deux heures. Je sors du Blomet en direction du boulevard Garibaldi via la rue Lecourbe. Je prends le métro à Cambronne. Bir-Hakeim, Passy (sous nos pieds coule la Seine), Trocadéro, Kléber, Charles de Gaulle - Etoile, terminus, tous les voyageurs descendent de ce train.  

 

 

* Catherine la Grande par Henri Troyat de l'Académie française (Flammarion, 1977)                

Autres sources :

Wagon-lit de Joseph Kessel de l'Académie française (Editions Gallimard, 1932)

Les Russes sur la Côte d'Azur par LeRoy Ellis (Editions Serre, 1987)

Le Bonheur à San Miniato par Jean d'Ormesson de l'Académie française (Editions Jean-Claude Lattès, 1987)

 

 

      

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de louisiane.catalogne.over-blog.com
  • : Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
  • Contact

Recherche

Liens