Côté campagne :
Marcel et Georgette Sembat prennent le café dans le jardin. Bien à l'ombre, une table pliante ornée d'une nappe blanche a été dressée sous des arbres en fleurs. Georgette cherche des idées pour de nouveaux tableaux. Depuis une fenêtre de la maison, elle dessinera une allée du jardin et au-delà un chemin bordé de marronniers où Marcel se promènera avant d'aller lire confortablement installé sur une chaise, entouré de hautes herbes et de massifs aux teintes multicolores, puis se dirigeant vers la maison, le soleil se faisant de plus en plus brûlant, gagnera par la vestibule une pièce à la fraîcheur agréable et bienvenue. D'autres jours, quand de gros nuages donneront des pluies indispensables à la préservation de la palette des couleurs florales, Marcel pourra écrire comme Gustave Flaubert (en 1845) dont le bureau de sa maison de Croisset, près de Rouen, donnait sur un jardin et au-delà sur la Seine : "Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille, la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre." (1) L'atelier de Georgette orienté au Nord donne lui aussi sur la Seine, fleuve long de 770 kilomètres qui, de sa source sur le plateau de Langres au port du Havre, traverse l'Ile de France, le Vexin Français, le Vexin Normand. La Seine peut être calme : "Le ciel est pur, la lune brille, j'entends des marins chanter qui lèvent l'ancre pour partir avec le flot qui va venir. - Pas de nuage, pas de vent." (1) Les bords de Seine, cette artère vitale reliant Paris à la mer, sont agréables, propices aux parties de campagne, aux déjeuners sur l'herbe, à la détente, à la rêverie. La Seine peut aussi être cruelle : le 4 septembre 1843, alors qu'elle vogue en toute quiétude au fil de l'eau le long des rives du fleuve près de Villequier, la barque, manoeuvrée par son époux, chavire et Léopoldine Hugo se noie. Mariée depuis sept mois seulement à Charles Vacquerie, elle quitte ce monde à l'âge de 19 ans. Victor Hugo, père inconsolable, écrira quelques années plus tard (en 1852) un poème intitulé Charles Vacquerie :
"Villequier, Caudebec, et tous ces frais vallons,
Ne vous entendront plus vous écrier : "Allons,
Le vent est bon, la Seine est belle !"
Comme ces lieux charmants vont être pleins d'ennui !
Les hardis goélands ne diront plus : C'est lui !
Le fleurs ne diront plus : C'est elle !"
La Seine endormie quelquefois se fâche et quitte son lit. Alfred Sisley a peint, à maintes reprises entre 1872 et 1876, les dégâts provoqués par sa colère et son mécontentement à Port-Marly.
A Bougival, Georges Bizet, compositeur des opéras Carmen et Les Pêcheurs de perles est mort en 1875, à l'âge de 36 ans après s'être imprudemment baigné dans la Seine.
Marcel Sembat et Georgette Agutte ne se baignent pas dans la Seine, ne naviguent sur aucune barque. Marcel reste dans sa maison qu'il adore et Georgette emmenant chevalet et pinceaux représente des vues de la Seine, très nombreuses dans son oeuvre. Mais l'heure passe et il est temps pour le couple de regagner Paris où un intense travail parlementaire attend Marcel.
Côté capitale :
A partir de juin 1902, Marcel Sembat et Georgette Agutte occupent une petite maison de la rue Cauchois, dans le quartier des Grandes-Carrières dont Marcel est et restera le député de 1893 à sa mort.
Le quartier des Grandes-Carrières, dans le 18ème arrondissement de Paris, est délimité au Sud par le boulevard de Clichy, au Nord par les fortifications qu'a fait construire Adolphe Thiers et qui ont été achevées en 1844 (démolies en 1919), à l'Est par le quartier de Clignancourt et à l'Ouest par l'arrondissement voisin. Ses axes principaux sont les rues Caulaincourt, Lamarck, Damrémont, Championnet et Ordener. Au Sud, s'étend le cimetière du Nord appelé aussi et surtout cimetière Montmartre. Ce cimetière ouvert en 1825 et dont l'entrée principale se trouve au fond de l'avenue Rachel, a dû être agrandi vers 1847 sur des terrains qui ont été désaffectés en 1879 pour permettre la création de rues comme celles de Joseph-de-Maistre et Lamarck. Au 19ème siècle, y ont été inhumés, entre autres, Stendhal, Mme Récamier, Ary Scheffer, Marceline Desbordes-Valmore, Alfred de Vigny, Jacques Offenbach ; plus récemment, Jean Giraudoux (1944), Sacha Guitry (1957), François Truffaut (1984), Dalida (1987), Michel Berger (1992). (2) Depuis 1888, un viaduc, appelé Pont Caulaincourt, enjambant le cimetière, permet de gagner les rues Caulaincourt, Damrémont et Joseph-de-Maistre depuis le boulevard de Clichy sans avoir à faire le tour par la rue Lepic. Ce viaduc a été inauguré le 16 décembre 1888 par Eugène Poubelle, préfet du département de la Seine, et le maire du 18ème arrondissement, Emile Bin.
"Et je me dis souvent, quand j'ai le coeur en peine :
Le seul pont de Paris, c'est le pont Caulaincourt..." a écrit Bernard Dimey dans l'un de ses poèmes. (3)
Montmartre en général et le quartier des Grandes-Carrières en particulier sont, à la fin du 19ème siècle, en pleine transformation depuis que la commune a été rattachée à Paris en 1860 et qu'elle est devenue le 18ème arrondissement de la capitale. Les rues Joseph-de-Maistre, Lamarck, Carpeaux, Coysevox sont loties sur des terrains ayant fait partie du cimetière Montmartre. En écrivant ces lignes, je me rappelle avoir lu, il y a quatre décennies, un article écrit par André Castelot dans une revue d'histoire et commençant par ces mots : "Le sous-sol de notre capitale est un vaste champ de repos. (...) Les désaffections progressives des cimetières devenus insalubres, les transformations subies par la ville au cours des années, les grands travaux du XIXè siècle ont, peu à peu, bouleversé la carte de cette immense nécropole souterraine qu'est Paris." (4) Sortent alors de terre les rues Damrémont, Carpeaux, Félix Ziem, Armand Gauthier (nom de l'architecte qui l'a tracée et qui a conçu de nombreux immeubles de la rue Damrémont - voir l'article de ce blog du 21 novembre 2016) et Eugène Carrière, appelée antérieurement rue des Grandes-Carrières, nom qui faisait référence aux carrières de plâtre exploitées à Montmartre dès l'Antiquité. "La Butte Montmartre a fourni, à elle seule, les trois-quarts du plâtre utilisé à Paris. (...) L'extraction de ce plâtre avait lieu d'une façon désordonnée, soit par des carrières à ciel ouvert d'une superficie parfois considérable (elles ont laissé leur nom au quartier des Grandes-Carrières : le cimetière Montmartre est dans une ancienne grande carrière), soit par des carrières souterraines bien plus dangereuses car elles s'étendaient sous les chemins et sous les maisons." (2) Outre des immeubles d'habitation, sont construites la basilique du Sacré-Coeur (première pierre posée en 1875, inaugurée en 1891, achevée en 1912 et consacrée en 1919), l'école primaire de garçons (où Paul Doumer, futur président de la République, a été élève) au coin des rues Custine et de Clignancourt (1875), la mairie du XVIIIème arrondissement (entre 1888 et 1892), l'église Saint-Jean-l'Evangéliste (entre 1894 et 1904). Pour alimenter Montmartre en eau, on construit entre 1887 et 1889 les réservoirs de Montmartre (rue Azaïs) dans le style romano-byzantin du Sacré-Coeur tout proche. Le Moulin-Rouge ouvre en 1889, l'hôpital Franco-Néerlandais en 1891 (inauguré au 174 de la rue Championnet, il sera démoli pour faire place à l'église Ste-Geneviève des Grandes-Carrières), l'hippodrome de la rue Caulaincourt est construit en 1899 et inauguré en 1900, la même année que l'hôpital Bretonneau.
Entre la rue Caulaincourt et l'avenue Junot (créée en 1910) s'étend, jusqu'en 1912, le Maquis, "terrain inculte chargé de taillis, de buissons, d'herbes folles et de misérables cabanes, domaine de clochards, de chiffonniers et de bohèmes divers". (2) "Indéfinissable et mystérieux, le "maquis" donnera, jusqu'à ces derniers instants, un petit air de campagne à ce coin perdu de Paris." (5) Montmartre est aussi le quartier des cabarets et des peintres. Le Bateau-Lavoir, construction en bois élevée vers 1860 "compartimentée en petits logements d'une pièce qu'habitèrent, à partir de 1880, de nombreux artistes" et qui ne comportait "qu'un unique poste d'eau (...) allait devenir célèbre dans le monde des artistes depuis la fin du XIXè siècle jusqu'au début de la guerre 1914-1918. Le "cubisme" y naquit ; on l'appelait alors la "Villa Médicis de la peinture moderne". (2)
C'est de ce quartier encore campagnard et canaille que Marcel Sembat est élu député en 1893 après avoir fait campagne sur un programme républicain socialiste indépendant et s'être "dévoué avec une énergie qui lui valu la sympathie de tant d'hommes appartenant aux fractions les plus diverses de la démocratie" comme l'affirme la profession de foi du Comité républicain socialiste indépendant adressée aux électeurs du quartier des Grandes-Carrières. (6)
Dans une circonscription voisine, se présente un candidat loufoque : Albert Caperon alias Captain Cap. Il est présenté par un comité anti-européen et antibureaucratique. Son programme tient en sa volonté de faire de la place Pigalle un port de mer, de supprimer l'impôt sur les bicyclettes, la bureaucratie et l'Ecole des Beaux-Arts, de rétablir la licence dans les rues au point de vue de la repopulation, de construire sur la Butte Montmartre une plaza de toros et une piste nautique. Soutenu par Alphonse Allais (qui disait : "Il ne faut jamais faire de projets, surtout en ce qui concerne l'avenir"), Georges Courteline et Emile Goudeau, il n'obtient que 134 suffrages pour 8 257 votants et ne peut donc se maintenir au second tour qui a lieu en septembre 1893. (7)
Je feuillette à présent le catalogue de l'exposition des Chefs-d'oeuvre des collections suisses de Manet à Picasso qui a eu lieu à l'Orangerie des Tuileries en 1967. L'illustration numéro 116 est un tableau de Maximilien Luce (1858-1941) qui date de 1887 et qui est intitulé La rue Damrémont à Montparnasse (collection particulière, Lausanne). Le court texte qui accompagne l'illustration précise que "pour peindre les maisons de Montparnasse et leurs jardins clôturés, Luce ne s'est pas plié à la discipline du pointillisme, mais que sa touche reste inégale de grandeur, suivant les différentes parties de la composition". Rue Damrémont à Montparnasse ! Une erreur qui aurait certainement amusé Marcel Sembat et qui aurait provoqué un bon mot dont Malraux avait le secret. Une plaque apposée sur la façade de l'immeuble du 53 de la rue Damrémont indique qu'ici est né, le 3 novembre 1901, André Malraux, écrivain, ministre d'Etat (1959-1969), fondateur du ministère des Affaires culturelles. Un tableau similaire de Luce a été exposé à Londres en 1979. Similaire, car si on retrouve sur la toile les mêmes constructions de fortune au second plan et les mêmes immeubles et usines à l'arrière-plan, les personnages qui passent dans un chemin (au premier plan) enserré entre deux palissades de bois ne sont pas les mêmes. Sur le tableau présenté à Londres, le charretier a disparu. Le catalogue de la dite exposition indique que le tableau date de 1887, qu'il s'intitule Outskirts of Montmartre - Environs de Montmartre et qu'il est exposé au Rijksmuseum Kröller-Müller d'Otterlo (Pays-Bas). Le catalogue précise que "cette toile a appartenu à Camille Pissarro et a été probablement exposée au salon des Indépendants de 1888 sous le titre Terrain, rue Championnet. C'est l'une des premières toiles de Luce peinte dans le style pointilliste même s'il n'a pas utilisé le 'point' de façon systématique comme Seurat ou Signac. Dans sa composition, Environs de Montmartre est l'exemple type du thème favori des Néo-impressionnistes dans les années 1880 : la classe ouvrière. Le tableau montre la lisière de la ville entre la partie bâtie et les fortifications, entre jardins ouvriers et cabanes de part et d'autres des maisons et des usines. Ce no man's land hébergeait mendiants et laissés-pour-compte, victimes de l'urbanisation. Le choix des thèmes de Luce était en relation avec ses engagements et opinions anarchistes." (8)
(1) Flaubert . Correspondance (Editions Gallimard, 1998)
(2) [Source] Dictionnaire historique des rues de Paris par Jacques Hillairet (Les Editions de Minuit, 1964)
(3) Extrait du poème de Bernard Dimey (1931-1981) intitulé A Paris y a des ponts publié dans Le Milieu de la Nuit (Editions Christian Pirot, 1991)
(4) Des morts sur lesquels nous marchons par André Castelot (revue Historama n° 311, octobre 1977)
(5) Paris en cartes postales anciennes - Butte-Montmartre par Georges Renoy (Bibliothèque Européenne - Zaltbommel/Pays-Bas MCMLXXIII)
(6) Catalogue de l'exposition Entre Jaurès et Matisse, Marcel Sembat et Georgette Agutte à la croisée des avant-gardes, aux Archives Nationales, hôtel de Soubise (Paris) du 2 avril au 13 juillet 2008.
(7) D'après des notes prises lors de l'exposition Alphonse Allais au Musée de Montmartre (1er avril-30 mai 2004). Dix ans avant ces élections, Alphonse Allais avait présenté à l'Exposition des Arts Incohérents (galerie Vivienne) une simple feuille blanche sous le titre Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige. L'Exposition des Arts Incohérents créée en 1882 par Jules Lévy a perduré jusqu'à la fin des années 1890.
(8) Catalogue en anglais de l'exposition Post-Impressionism. Cross-currents in European Paintings à la Royal Academy of Arts de Londres (17 novembre 1979-16 mars 1980)