Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
III
Les fenêtres des chambrées n'avaient ni crémone ni espagnolette. Cet oubli volontaire réglait définitivement le problème des tentatives d'automutilation par défenestration auxquelles certains nouveaux appelés auraient pu avoir recours pour échapper au trois cent soixante-cinq jours de galère et de bagne. De plus, comme les chambrées donnaient sur une artère municipale, le lieutenant-colonel ne souhaitait pas avoir d'ennuis de type tapage nocturne avec les riverains. Pourtant du tapage, il y en avait dans les chambrées et les riverains auraient eu mille raisons de se plaindre. Du tapage ? De la cacophonie plutôt. Douze appelés dans une chambrée, c'est douze raisons de discuter haut et fort ou d'écouter la radio, chacun écoutant une émission différente, un hit-parade différent, un style de musique différent. Parmi les douze, il y avait des fans de hard-rock, des adeptes de la dance music, des spécialistes de la variété française et étrangère et tout ce mélange se diluait dans les folles soirées de la chambrée avant l'extinction des feux. Certains des chambrées voisines venaient se mêler aux onze de sa chambrée avec chacun son goût musical qui venait s'ajouter à la cacophonie ambiante. Afin de s'éloigner de ce vacarme, après avoir dîné il montait au foyer qui se situait au-dessus de l'ordinaire pour prendre un dernier café, un soda ou une bière, ce qu'il faisait souvent, les soirées d'hiver étant longues - la nuit tombait à seize heures trente - sans télé, sans sorties, les bleus ayant interdiction de sortir en ville pendant les deux premiers mois de leur service. Cette rue sur laquelle donnait la chambrée, rue où il y avait peu de circulation mais dont la rive opposée était bordée d'immeubles de cinq étages, il n'en connaissait pas le nom. Son univers était ainsi réduit aux allées de la caserne, à la place d'Armes, à l'ordinaire, à la 11è compagnie, bâtiment de pierre et de briques construit par les Bavarois au milieu du 19ème siècle, avec ses trois étages et ses longs couloirs qui desservaient des chambrées de douze lits chacune et où, jusqu'à vingt-deux heures, régnait la cacophonie, mélange de paroles et de rires, de chansons, de bruits divers, de déplacements des corps, l'un marchant jusqu'à la fenêtre, l'autre esquissant des pas de danse, un troisième serviette sur l'épaule se dirigeant vers les douches du sous-sol, d'autres jouant bruyamment aux cartes, etc. Tout était prétexte à faire du bruit, à se faire remarquer, à se distinguer des autres. On faisait des tours de magie, on faisait le poirier, on jonglait avec des pommes ramenées de l'ordinaire pour montrer qu'on était le plus fort, le plus habile, le plus leste, le plus showman.
- Nom d'oiseau pour un fainéant, en six lettres ?
- Ramier ?
- Ouais, ça pourrait être ça !
Certains garçons venaient d'Alsace, d'autres du Nord, d'autres du Pas-de-Calais, d'autres de Paris, d'autres du Havre, d'autres de Dijon, d'autres de Beaune. Il y avait des fils de mineurs, des fils de fonctionnaires, des fils d'ouvriers, des fils d'agriculteurs, des fils d'artisans. Chacun était venu avec sa petite histoire. Il y avait des acrobates, des joueurs de tarot, des joueurs de couteaux, des amateurs de casse-tête chinois, des musiciens (clairon ou pipeau), des voix de ténor, des voix de stentor, des lecteurs de Proust, des lecteurs de Télé Star, des forts en maths, des fort en thème, des portefaix, des gringalets, des thaumaturges, des taux zéro. Certains étaient d'une intelligence brillantissime, d'autres avaient une intelligence artificielle, beaucoup parlaient en verlan, d'autres ne parlaient que de leur sexe, mais tous étaient à présent des transmetteurs déguisés de la même façon dans ce régiment de transmissions. Peu étaient tatoués ; les piercings étaient inexistants. Certains disaient qu'ils n'avaient jamais pris le train auparavant, certains même se trouvaient projetés hors de France pour la première fois de leur vie, d'autres disaient qu'ils ne savaient pas lire, d'autres enfin se répandaient en lamentations en répétant que ce service militaire mettait fin pour toujours à leur cycle universitaire. Et pendant ce temps, les transistors n'arrêtaient pas d'émettre leurs musiques. Bien que l'on fut en Allemagne, les stations de radio émettaient depuis Paris, depuis les rues Bayard et François Ier - que l'on appelait à l'époque des radios périphériques -, pour faire entendre des chanteurs d'origine américaine mais dont la carrière avait souvent débuté en Allemagne, pays du disco, de la dance, du funk, du hard. Dans un épisode de Inspecteur Derrick, il avait remarqué, accroché au mur d'une chambre d'ado, un poster des Bay City Rollers, groupe écossais bien connu en Allemagne et totalement inconnu en France, qu'il avait découvert en Angleterre quelques années auparavant dans l'émission Top of the Pops diffusée sur la BBC. C'est en écoutant Give a little love que beaucoup étaient passés de l'enfance à l'adolescence dans les nuits musicales et glaciales de l'Angleterre des années 1970. Un gars le fit sortir de ses souvenirs en lui glissant un casque de Walkman* sur les oreilles pour lui faire entendre une chanson de Christopher Cross. Et ce joyeux vacarme cessait quand le caporal venait, à vingt-deux heures, pour mettre à l'arrêt les interrupteurs des chambrées de la 11ème compagnie. It's a teenage dream to be seventeen... 17 ans, ça date quand on en a 21 et qu'on est dans une chambrée avec des gars qui écoutent du métal effrayant.
Une chambrée, c'est triste. Une chambrée, c'est froid. Une chambrée, c'est morne. Une chambrée, c'est impersonnel. Un vestiaire en fer à côté d'un lit en fer, à côté d'un autre vestiaire en fer à côté d'un autre lit en fer, et ainsi de suite jusqu'à une fenêtre qui donne sur une rue dont on ne connaît même pas le nom. Aurait-on l'idée à notre époque d'enfermer pour quelques jours ou quelques semaines, douze garçons dans un tel lieu pour le plaisir et la délectation de les voir se mouvoir, s'agiter, se battre, les écouter parler, chanter, s'engueuler ? L'émission qualifiée d'historique et d'inédite - une première dans l'histoire de la télévision française, une sitcom hors normes - s'appellerait The Nod (nouvelle recrue dans le jargon de l'armée britannique) et passerait sur une chaîne commerciale entre le burger et les cookies. On visserait une caméra à chaque coin d'une pièce hermétiquement close. Les scènes diffusées rappelleraient bien des souvenirs à beaucoup de mecs en mal de souvenirs de jeunesse et seraient le sujet de jeux de mots graveleux pour des millions de téléspectateurs. Mais faute de pouvoir visionner des kilomètres de pellicules voyeuristes, c'est sa mémoire qu'il devait faire fonctionner pour faire revenir à lui des scènes de cette vie intérieure antérieure.
Certains soirs, la musique et les jeux de cartes n'étaient pas au programme des soirées de la 11. Vers vingt heures, la compagnie se rassemblait devant son bâtiment, un sac à dos rempli d'objets aussi lourds qu'inutiles devant chaque soldat, et un lieutenant ordonnait ensuite à la troupe de se mettre en marche en direction d'un monticule enneigé qui portait le doux nom d'Ebenberg. Après avoir quitté l'enceinte de la caserne, la neige devenait plus épaisse, plus dure, plus immaculée et un désigné volontaire marchait alors en tête, devenant ainsi un snowman qui écrasait la neige, faisant en sorte que les autres n'aient plus qu'à marcher dans ses pas. La promenade pouvait durer trois heures et personne, hormis le lieutenant, ne savait où il était, l'obscurité hivernale empêchant de se repérer et donc de fuir, si tant est qu'un appelé eût l'idée de fausser compagnie à la compagnie.
Marcher, même dans le froid pendant trois heures durant, même comme désigné volontaire pour jouer le rôle de snowman ne l'effrayait pas. Quand il était collégien, il avait refusé de ses parents l'achat d'une carte hebdomadaire de métro, préférant se rendre à pied au collège. Pour aller de son domicile à son établissement scolaire, il suivait un itinéraire qu'il avait lui-même tracé via d'anciennes voies de la commune de Belleville, dans ce quartier du 19ème arrondissement nommé Amérique et qui passait, selon lui, par des endroits intéressants. Après avoir traversé la place des Fêtes - qui n'était pas à l'époque hérissée de tours aux multiples étages -, il s'engageait dans la rue Augustin Thierry dont les façades des immeubles promus à une démolition certaine étaient couvertes d'affiches réclamant pour les femmes, à travail égal un salaire égal à celui des hommes, puis dans la rue des Solitaires. Là, il aimait s'arrêter devant une boulangerie dont la vitrine regorgeait de viennoiseries dorées à souhait et de parts de flanc généreuses, et plus loin, la devanture d'un restaurant espagnol, "La Giralda", avec sa grille en fer forgé censée s'ouvrir sur un patio fleuri, restaurant dans lequel sa professeure d'espagnol avait promis d'emmener ses meilleurs élèves mais où il ne mit jamais les pieds. Puis il traversait le parc des Buttes-Chaumont jusqu'à la place Armand Carrel. Il traversait la rue Cavendish, passait devant la droguerie où l'on vendait aussi du white spirit puis attendait devant le collège que la concierge vienne ouvrir les portes.
Le midi, parce qu'il n'était pas demi-pensionnaire, il rentrait chez lui pour déjeuner. Il changeait parfois d'itinéraire et après avoir remonté la longue rue de la Mouzaïa jusqu'au boulevard Sérurier, il s'arrêtait parfois à la charcuterie dont l'entrée était juste devant l'escalier qui descendait vers les quais de la station de métro Pré-Saint-Gervais, pour acheter un plat chaud. C'est alors qu'un jour, dans cette charcuterie, deux personnes le précédaient dans la file des clients. Quand la première eut commandé, payé et fut partie, la commerçante dit à la deuxième : "Vous connaissez cette dame. C'est madame Moine, la maman d'Eddy Mitchell !"
Tandis que, pour se donner du courage, certains garçons pensaient à leur ville ou à leur village, à leurs parents, à leurs amis ou bien à la tendreté d'un steak accompagné de frites dorées et croustillantes, ou bien encore à une chanson à la mode, voilà le genre de souvenir qu'il se plaisait à faire revivre dans sa tête au cours de ces marches interminables en direction de l'Ebenberg sous la conduite d'un lieutenant qui seul connaissait les lieux malgré l'obscurité et surtout le froid qui transformait les chaussettes de laine et les pulls les plus épais en vulgaires vêtements courts et légers portés lors de villégiatures méditerranéennes. Puis la 11 regagnait son bâtiment avec ses trois étages et ses longs couloirs qui desservaient des chambrées de douze lits chacune. Les gars exténués et transis oubliaient alors musique et cartes à jouer, orgueil et vanité, et étaient déjà endormis quand le caporal venait pour éteindre la lumière. Ils savaient que le lendemain, ce même caporal viendrait les réveiller à cinq heures trente précises.
Pourtant, un soir, après une des ces promenades nocturnes au cours de laquelle les troufions avaient souvent glissé sur la neige verglacée derrière un lieutenant qui s'était frayé lestement un chemin entre les congères en houspillant ceux qui ne marchaient pas assez vite à son goût, il était allé au sous-sol pour prendre une douche réconfortante. L'eau qui coulait sur ses épaules ravivait son corps endolori par le froid. Certains de ces congénères avaient fait de même. C'est ce soir-là qu'il entendit à travers les minces cloisons qui le séparaient des cabines de douche voisines, deux garçons qui parlaient à voix basse et il comprit qu'ils prenaient leur douche dans la même cabine pour ne pas avoir à élever la voix et ainsi ne pas se faire entendre des autres. Malgré le bruit de l'eau chaude qui coulait et grâce à laquelle ses membres avaient cessé d'être gourds, il put entendre le sujet de conversation de ces deux garçons qui s'étaient joints dans la même cabine de douche afin d'éviter que leurs propos ne parviennent jusqu'aux oreilles des quelques autres qui eux aussi profitaient d'un juste réconfort en faisant couler sur leurs épaules une eau chaude bienfaisante. L'un parlait de faire le mur, de se faire la belle, bref parlait d'une possible désertion, tandis que l'autre expliquait comment il pourrait facilement voler une arme à l'armurerie et la cacher sous les lames du parquet de la chambrée. Il attendit que les deux garçons quittassent le local des douches et enfilassent leurs survêtements bleu de France pour sortir de sa cabine et regagner sa chambrée. Le caporal était passé depuis plus d'une heure et il dut se glisser dans son lit à tâtons en essayant de ne pas réveiller les autres. Sans surprise, le lendemain matin, le caporal vint les réveiller à cinq heures trente précises et la compagnie se rassembla pieds chaussés de simples tennis dans la neige, mollets et bras nus sous les ordres d'un adjudant-chef avant un footing vivifiant.
- Traitement de brut, en neuf lettres ?
- Sais pas ; je réfléchis.
- Tu vois pas ? Raffinage bien sûr !
* Dans les années 2010, un des premiers Walkman fabriqué en 1979, a été acheté par le propriétaire d'un Pawn shop de Las Vegas pour la somme de $700. Le mot Walkman est entré dans les dictionnaires français en 1980.