Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
V
Les hommes du rang vaquèrent à leurs occupations jusqu'à midi sous les ordres de sergents visiblement fatigués par ce long week-end et ses dépendances. Tandis qu'il finissait son dessert - une tartelette aux pommes - le cruciverbiste de la chambrée voisine vint se planter devant lui.
- T'as su pour Brain ?, demanda le garçon.
- Ouais, le pitaine en a parlé ; jle connaissais pas, répondit-il.
- Il était bizarre.
- Comment ça bizarre ?
- Il parlait pas à beaucoup de monde en tout cas.
- Jl'ai entendu parler à un mec dans les douches y a pas longtemps.
- Et y disait quoi ?
- Qu'il avait envie dse tirer d'ici. J'en sais pas plus.
- On a tous envie dse tirer d'ici, pas vrai. Qu'on y pense ou pas sous la douche, dit le garçon dans un éclat de rire. A propos, pseudonyme en dix lettres ?
- J'sais pas, je mange.
- Et tu manges quoi ? Tartempion !
Puis le garçon de la chambrée voisine se leva et quitta l'ordinaire. La première permission commencerait dans trois jours. Loin de lui était l'idée de s'embêter avec cette histoire de désertion, son pourquoi, son comment. Il avait hâte de retrouver les siens, ses parents, sa soeur, ses amis pour le réveillon de la Saint-Sylvestre, revoir Paris pour une semaine, ses illuminations de fin d'année, ses vitrines bien décorées, dîner avec ses grands-parents dans un restaurant alsacien du côté de Montparnasse, visiter l'exposition Man Ray au Centre Pompidou (*), bref faire la fête, s'amuser et se détendre. Oublier le survêtement bleu de France, le treillis F1 - que beaucoup avaient surnommé TF1 -, les chaussures tennis brûlées par la neige, les marches, le pas de tir, les longues soirées dans la promiscuité. Il oublierait Brain et sa folle cavale.
Sa mère devant aller au Marché Saint-Pierre pour acheter du tissu, il l'accompagna ainsi que sa soeur pour une promenade à travers Montmartre. Dès que la rame du métro entama sa courbe après la station Stalingrad, la Butte coiffée de son Sacré-Coeur immaculé apparut dans toute sa majesté sous un ciel sans nuages. Après avoir déjeuné dans un restaurant polonais de la rue André-del-Sarte, peintre italien moins connu que Léonard de Vinci mais qui n'en avait pas moins les faveurs du roi François Ier, ils jetèrent un oeil sur les croûtes exposées place du Tertre puis s'engagèrent dans la vertigineuse rue Lepic. Ils laissèrent à main droite la rue Cauchois où habita jusqu'à son décès en 1922 le député et amateur d'art Marcel Sembat avec son épouse, la peintre Georgette Agutte. Le chanteur Daniel Darc qu'il écoutait quand il était avec Taxi Girl habitait là lui aussi. Ils tournèrent dans la rue Coustou, laissant de côté le Lux-Bar où le poète Bernard Dimey, trempant sa plume dans le Beaujolais, a écrit quelques-uns de ses plus purs chefs-d'oeuvre. La nuit commençait de tomber sur le boulevard de Clichy ce qui rendait les enseignes criardes des théâtres de strip-tease plus visibles pour attirer ces messieurs qui ont un peu de temps et encore plus d'argent à perdre. Des portiers racolaient les passants dont certains se laissaient attendrir par leurs boniments - nu intégral et coupe de champagne pour tant de francs - tandis que d'autres, complexés ou remplis de scrupules, faisaient les cent pas sur le trottoir avant d'entrer dans ces lieux d'amoralité, tête bien enfoncée dans les épaules et le regard fixant la moquette. C'était Paris Sex Appeal, comme le titre d'un magazine des années 30. Sex-shop après Peep show, strip-tease après lap-dance, le petit théâtre de Dix-Heures - seul rescapé des cabarets de la Belle-Epoque fréquentés par les plus grands peintres et écrivains du 20ème siècle qui venaient s'y divertir et se désaltérer - semblait bien seul avec sa programmation polie et sage. Bernard Dimey s'y produisit en voisin le jour même de la mort du Grand Jacques, son domicile étant à l'époque dans cette rue pentue qui, à deux pas de la place Pigalle, escalade la Butte jusqu'à la rue des Abbesses. Dimey, champenois de naissance mais montmartrois de coeur, est l'auteur des paroles des chansons Syracuse (musique de Henri Salvador) et Mon truc en plumes (musique de Jean Constantin). Après des études à l'Ecole Normale de Troyes, il effectua un service militaire - bien malgré lui - à la caserne Mortier (Paris 20è) celle-la même dont Patrick Modiano parle dans Dora Bruder. "Monté" à Paris à la fin des années cinquante, il se fit connaître des plus grandes vedettes et leur écrivit des chansons. Il connut entre autres Piaf, Trenet, Aznavour, et c'est après avoir décrit en alexandrins le monde interlope de la Butte entre Pigalle et Abbesses, qu'il rentrait potron-minet dans le petit logement qu'il louait au 13 de la rue Germain Pilon. La Fête des vendanges à laquelle il avait assisté le 3 octobre (soit deux mois jour pour jour avant de partir pour l'Allemagne) avait rendu hommage à cet homme simple et humble qui s'était éteint quelques mois auparavant. Un de ses plus fidèles amis, un homme toujours tout de bleu vêtu, monture de lunettes assortie à la couleur de ses costumes, et qui propose dans son cabaret de la rue des Martyrs des spectacles de transformistes très appréciés, avait lu pour l'occasion sur le pavé de la rue Saint-Vincent entre vignes et Lapin Agile, un texte émouvant et tendre. Surpris par le vent frisquet qui engourdissait les doigts malgré le port de gants, ils prirent le métro à Anvers et après un changement à Belleville, firent quelques courses à la porte des Lilas. Le repas de ce soir serait frugal . En s'engageant dans la rue Haxo, ils virent deux voitures de police garées en double file. Un jeune homme avait profité de l'absence de monsieur Latour, parti promener son chien, pour agresser et voler madame Latour encore toute bouleversée par ce qui lui venait de lui arriver. Demain, la famille se réunirait pour le réveillon du nouvel an.
Beaucoup sortaient de boîtes de nuit, venaient des Champs-Elysées où les souhaits de bonne année s'étaient mêlés aux embrassades entre connus et inconnus. Le champagne avait coulé à flots. Malgré la température négative, les femmes portaient robes légères et corsages ajourés, les hommes pantalons de flanelle et souliers vernis. Le départ du Paris-Dakar avait lieu au petit jour depuis la place de la Concorde. On voulait profiter de la fête jusqu'à ce que les derniers lampions fussent éteints. Une nouvelle année commençait. Il fallait ne rien manquer des premières heures de ce jour de l'An 1982. Dès onze heures, l'orchestre commença de jouer les premières valses dans la Musikverein de Vienne pour un concert retransmis comme chaque année à la télévision. Seul le chat était en forme, bien réveillé, sans cernes ni poches sous les yeux. Les autres membres de la famille se remettaient peu à peu de cette nuit blanche qui avait commencé au restaurant et qui s'était terminée sous un ciel gris bleu, place de la Concorde pour le départ de la dite course automobile et motocycliste qui devait traverser la péninsule ibérique et l'Afrique jusqu'au Sénégal. L'orchestre de Vienne jouait juste tandis que les corps se déplaçaient péniblement. Les paupières restaient collées sous des crânes bas et lourds. Le déjeuner fut vite préparé, vite expédié, tout le monde ayant dit qu'il n'avait pas faim. Le téléphone - BOLivar 80 85 - sonna souvent et il fallut prendre le combiné pour saluer la tante Marie, puis mamie Léonie, puis l'oncle Georges, et encore le cousin Alfred quand ce ne fut pas le parrain Bernard. Et bonne année, et bonne santé, et tous mes voeux les plus sincères, et avec tout ce que vous désirez pour cette année qui commence, et patati et patata. Il faisait une partie de Monopoly avec sa soeur quand un pote lui téléphona pour lui demander si il serait libre demain samedi pour une virée dans Paris entre potes. Oui bien sûr, dit-il avec enthousiasme. Alors rendez-vous à Strasbourg-Saint-Denis sortie boulevard de Sébastopol à 14 heures. OK. Il savait que cette sortie ne serait pas banale, que les potes en question auraient envie de faire les quatre cents coups, qu'il se sentirait comme un déserteur en cavale, incognito dans une foule compacte, faisant la nique aux bonnes manières. Il ne fut pas déçu. A l'époque sur les Grands Boulevards, tous les cinquante mètres il y avait un cinéma qui projetait des films pornographiques. Certains disaient vouloir aller au Beverly, rue de la Ville-Neuve (monsieur tout-le-monde y allait pour passer un moment convivial, où le spectacle était plus dans la salle que sur l'écran, puis allait confesser ses péchés dans l'église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle toute proche), d'autres au Neptuna (28 boulevard Bonne-Nouvelle), d'autres au Midi-Minuit (cinéma permanent au 14 boulevard Poissonnière qui a permis, par sa disparition, l'agrandissement de l'agence bancaire contiguë), d'autres enfin au Vedettes (2 rue des Italiens). Devant le Beverly, certains sautèrent, imitant Cheetah le chimpanzé, criant le titre du film en poussant des cris qu'ils croyaient être ceux que poussent les primates qui vivent dans les forêts équatoriales, face à une caissière gênée et agacée. L'un d'eux, plus mufle que les autres, hurla : "Vous dansez le rock'n rollmops mademoiselle ? Vous habitez toujours chez vos harengs ?" Ils n'entrèrent dans aucun de ces cinés et, après avoir tergiversé pendant une heure, allèrent manger une glace près de la place de l'Opéra. Ils rirent de tout et de rien - surtout de rien -, ce qui incommoda les clients installés à proximité de leur table, les blagues de mauvais goût fusant de toute part. Et toi tu connais pas la dernière ?... C'est l'histoire de... Kaki et Kako sont dans... Puis ils se séparèrent. Il savait qu'il ne les reverrait pas de sitôt, le retour à la caserne étant prévu pour le lendemain dimanche par train de nuit. Sa désertion à lui n'aurait été que de courte durée. Il rentrerait dans le rang aussi vite qu'il l'avait quitté.
Il sonna à la porte de l'appartement, comprit que ses parents et sa soeur n'étaient pas rentrés, que le chat ne lui ouvrirait pas, et alla frapper à celle d'un camarade de classe qu'il aimait bien mais avec qui pourtant il avait eu des mots. La rue des Bois était à deux pas de la rue de Belleville et il fut vite arrivé à l'étage où habitait ce camarade qui lui avait dit qu'il était bête de ne pas s'être fait réformer, que lui ne ferait jamais son service ni en Lorraine, ni en Allemagne, ni nulle part ailleurs, qu'il était faible devant l'autorité, que lui ne se serait pas laissé faire, que lui aurait eu le courage de déserter, et bien d'autres choses encore. Un verre de soda les réconcilia. Ils se rappelèrent leurs jeux dans la cour de récréation de l'école primaire des garçons de la rue de Romainville. Le camarade sortit une photo de classe d'un tiroir, histoire de voir la gueule qu'on avait à l'époque, puis pointa du doigt le visage d'un garçon assis au premier rang.
- Tu tsouviens dçui-là ?
Il regardait le visage de ce garçon portant blouse blanche et assis à côté de l'institutrice, mademoiselle Dutour ou Dubour, un nom comme ça.
- C'est qui ?, demanda-t-il.
- Ben, Lulu pardi ! Tu trappelles pas ? Tu l'aimais bien pourtant. Il habitait rue Paul de Kock. Tu allais souvent jouer chez lui au circuit 24. J'étais vert de jalousie. Ses parents lui offraient tout cqui voulait. Jserais curieux d'savoir cqu'il est devnu ce mec !
Puis le camarade remit sur l'ouvrage le service militaire et ses déviances supposées. Si jamais, avait-il dit et répété, il ne ferait le service, la curiosité le poussa cependant à poser des questions sur la vie militaire, le déroulement de la journée, l'uniforme - lui en portait pourtant un en tant qu'employé d'une agence de location de voitures -, les sorties vespérales, la bière qui coule à flots, les bars à soldats, etc. Ils se quittèrent bons amis et promirent de se revoir à sa prochaine permission. Pour rentrer chez lui, il prit la rue de Romainville ouverte sur l'ancien tracé de l'enceinte du parc du château de Ménilmontant pour rejoindre la rue de Belleville à hauteur de la station Télégraphe. Sur le chemin vers chez lui dans un Paris exempt de neige, il repensait à cette mademoiselle Dutour ou Dubour, sévère et inébranlable devant dix-sept petits garnements - mais cela n'avait plus d'importance à présent -, qui avait demandé pour lundi d'écrire sur le cahier de français des mots "avec p-h" comme éléphant, pharmacie, triomphe... Comment l'association du p et du h pouvait-elle se prononcer f comme feuillage ? Après tout, la lettre h n'existe pas en grec. Et pourtant sans la lettre h, impossible de parler de Daphnis, encore moins de Chloé. Il avait fait un détour par la rue Paul de Kock, avait voulu voir si son nom figurait encore dans la liste des locataires, mais apprit par la concierge que sa famille avait quitté les lieux depuis longtemps. ,
(*) Cette exposition sur Man Ray (décédé en novembre 1976) eut lieu du 10 décembre 1981 au 12 avril 1982 au Centre Georges Pompidou et reçut 181 269 visiteurs (chiffre donné par le site internet mediation.centrepompidou.fr)