Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
Nous avons survolé, dans les trois chapitres précédents, les relations amicales (ou exécrables) et artistiques entre musiciens et peintres français et allemands de la fin du 18ème siècle aux débuts de la IIIème République c'est-à-dire après la défaite de Sedan du 2 septembre 1870, à la suite de laquelle Napoléon III s'est constitué prisonnier. Nous ne dirons pas que nous nous sommes fourvoyés en citant Goethe à Rome, Berlioz à Baden-Baden ou Wagner à Paris (trois personnalités dont vous ne trouverez certainement pas les toiles exposées dans les musées du monde entier), que nous avons cherché à gagner du temps en remplissant quelques pages d'anecdotes futiles, que nous avons sciemment cherché à être hors sujet, mais nous dirons qu'il est temps à présent de revenir au thème originel de cette série d'articles, c'est-à-dire les relations amicales et artistiques entre peintres français et allemands de 1850 à 1914. Hors sujet ? Peut-être ! Mais les anecdotes rapportées dans les précédents chapitres nous ramènent au 21ème siècle : Berlioz à Baden-Baden au 19ème siècle, nous rappelle que le compositeur français Pierre Boulez a vécu à Baden Baden de 1959 à sa mort survenue en 2016, dans une villa de style néogothique construite en 1897 ; Wagner interdit de représentations à Paris en 1887, nous rappelle que certains, en 2022, ont demandé, voire exigé, que les ballets de Tchaïkowsky (compositeur russe né en 1840) ne soient pas dansés en France sous prétexte d'invasion russe en Ukraine. Mais je vous fais languir !...
En 1858, Gustave Courbet (1819-1877) est invité à exposer à Francfort. Il y restera près de deux années. Ce peintre, natif d'Ornans (département du Doubs), est surtout connu pour ses tableaux intitulés Un enterrement à Ornans (Musée d'Orsay, Paris), La Rencontre, dite Bonjour Monsieur Courbet (musée Fabre, Montpellier) et L'Origine du monde (Musée d'Orsay, Paris). On connait moins de lui ses scènes de chasse comme L'Hallali du cerf ou Episode de chasse à courre sur un terrain de neige, tableau de grand format (5,05 mètres sur 3,55), oeuvre qui a été exposée lors de l'Exposition universelle de 1867, maintenant visible au musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon. Si au cours de son long séjour dans la ville allemande bordée par le Main, il reçoit de nombreuses commandes, notamment des portraits de membres de la bonne société, on l'invite à des parties de chasse dans les montagnes de la Hesse comme le massif schisteux du Taunus dont le point le plus haut culmine à 880 mètres ainsi que dans les forêts proches de Hambourg et de Wiesbaden. En Allemagne, le peintre, mal aimé en France, veut se faire oublier et redonner un nouvel élan à sa carrière. Mal aimé parce que les critiques et la presse satirique le qualifient de narcissique, de vaniteux, disent ou écrivent qu'il n'est qu'un peintre, pas un artiste. Son tableau Un enterrement à Ornans, toile la plus remarquable et la plus remarquée du Salon de 1850 provoque la moquerie des caricaturistes. "On est pris d'une gaieté folle en le regardant", commente l'un d'eux. Courbet y a peint le monde de ses origines mais on l'accuse de peindre des personnages trop vulgaires et trop laids et les habitants d'Ornans ne lui pardonnent pas la perception qu'il se fait d'eux et sont vexés par tous ces commentaires négatifs. Une brouille s'installe entre eux et le peintre. Le romancier et critique d'art Jules Champfleury est l'un des rares à prendre sa défense.
Courbet et Champfleury se sont connus dans les années 1840 dans une brasserie située à deux pas de l'atelier parisien du peintre, rue Hautefeuille, l'une des plus vieilles rues de la rive gauche, dans le 11ème arrondissement de l'époque (6ème arrdt actuel). Dans cette brasserie où l'on mangeait et buvait beaucoup, se retrouvaient toute la jeunesse bohème et quelques personnes plus âgées (de nos jours, on dirait des seniors voire des personnes du grand âge), Corot, Daumier, Baudelaire, Proudhon, en tout cas toutes hostiles à la Monarchie de Juillet. Là, on parlait révolution, socialisme et démocratie. "Courbet aimait la discussion et le brouhaha et pouvait peindre tout en buvant de la bière avec ses amis." (1) La proclamation de la IIème République leur donne de l'espoir. La Constitution du 4 novembre 1848 dit dans son préambule que "la France s'est constituée en République. En adoptant cette forme définitive de gouvernement, elle s'est proposée pour but de marcher plus librement dans la voie du progrès et de la civilisation, d'assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des avantages de la société, d'augmenter l'aisance de chacun par la réduction graduée des dépenses publiques et des impôts, et de faire parvenir tous les citoyens, sans nouvelle commotion, par l'action successive et constante des institutions et des lois, à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être". (3) Mais l'article 45, qui déplaisait tant au président de la République Louis Napoléon Bonaparte, stipulant que "le président de la République est élu pour quatre ans, et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre années" (3) fait s'orienter le dit président (dès 1850) vers une dictature.
2 décembre 1851 : Coup d'Etat. Louis Napoléon Bonaparte dissout l'Assemblée nationale.
2 décembre 1852 : Rétablissement de l'Empire.
Après le coup d'Etat de 1851, Courbet, trop proche de Proudhon, apôtre du progrès social, est surveillé. Il se sent menacé, même si Morny ne le considère pas comme dangereux. "Tapageur mais pas à craindre", pense-t-il. (3) Morny feint même de s'intéresser à son art. Le peintre, méfiant, interrompt pourtant une toile de grand format qui aurait pu le compromettre. Au Salon* de 1853, Courbet expose Les Baigneuses (musée Fabre, Montpellier), toile dédaignée par le couple impérial mais acquise par Alfred Bruyas, riche amateur d'art, collectionneur et mécène originaire de Montpellier, chez qui le peintre a été reçu l'année précédente. Le tableau Les Baigneuses, Delacroix en parle dans son Journal à la date du 15 avril 1853, en le décrivant en détail et en le dénigrant en ces termes : "La vulgarité des formes ne ferait rien ; c'est la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abominables ; et même, au milieu de tout cela, si cette idée, telle quelle, était claire !" (4) Est-ce une nouvelle querelle entre anciens ("boomers") et modernes (Génération Z) ? Delacroix, peintre romantique, n'apprécie guère les oeuvres de Courbet peintre réaliste. "En tout cas, contre le Romantisme de Delacroix et l'art classique d'Ingres l'art nouveau se dresse en proclamant deux prétentions. L'une, de ne peindre que ce qu'il voit. (...) La seconde prétention depuis 1848 est "sociale". Pour être vrai, l'Art se penche sur les humbles : paysan à la terre, ouvrier à l'atelier. (...) Le "Réalisme" est un mot commode mais inepte. (...) Il implique une contradiction, puisqu'il ne peut y avoir d'art là où il n'y a que copie du réel. (...) Ce n'est, après le Romantisme, qu'un beau mensonge, mais qui cette fois s'ignore, et qui s'exprime en une technique savoureuse." (5) Flaubert dans une lettre à Camille Lemonnier, romancier belge auteur en 1878 d'un Gustave Courbet et son oeuvre, écrit : "Ce qui me déplaît en lui [Courbet], c'est le côté charlatan. (...) Loin de moi ceux qui se prétendent réalistes, naturalistes, impressionnistes. Tas de farceurs, moins de paroles et plus d'oeuvres !" (6) Courbet, chef de fil du courant (ou mouvement) réaliste ? Pas si sûr, car Courbet écrit : "Le titre de réaliste m'a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de Romantiques." (3)
De retour d'Allemagne et inspiré par ce qui l'a vu et vécu là-bas, Courbet termine des tableaux de grand format et remporte, avec ses scènes de chasse un vif succès au Salon de 1861. En 1863, il peint Retour de la Conférence, tableau qui montre un groupe de curés hilares revenant à dos d'âne d'une conférence très arrosée. Ce tableau, clairement anticlérical, est rejeté de partout, même par le Salon des Refusés. Mais au Salon de 1866, il obtient un triomphe. Le pouvoir lui fait même miroiter des achats, des récompenses, des médailles, des décorations. C'est sans compter sur l'incompréhension qui existe entre lui, saint Courbet peintre et martyr - comme le surnomme la presse satirique - et le pouvoir impérial. En 1869, le roi Louis II de Bavière le fait chevalier de l'Ordre du mérite de Saint-Michel (alors qu'il refuse la Légion d'Honneur) et la Nationalgalerie de Berlin lui achète La Vague. En 1869 encore, des peintres allemands le rencontrent à Paris : Wilhelm Leibl, Hans Toma. Courbet influencera ses peintres, tout comme, plus tard, Anselm Feuerbach et Max Liebermann.
Les bonnes relations entre ces peintres tournent court. Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Le 2 septembre, Napoléon III se constitue prisonnier. Deux jours plus tard, la République est proclamée. Cette république ne sera pas plus amène avec Courbet que le régime impérial. Courbet, arrêté, emprisonné, sera contraint à l'exil en Suisse où il mourra le 31 décembre 1877.
Deux thèmes souvent développés par Courbet ont été la relation entre Vénus et Psyché et le nu féminin. La Femme couchée (1866), tableau exposé au musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg (Russie), a appartenu à Ernest Hoschedé, directeur du grand magasin de l'avenue de l'Opéra, Le Gagne-Petit, puis vendu à Drouot en 1875 après la faillite d'Hoschedé, avant d'être acquis, en 1908, par le collectionneur allemand Bernhard Koehler. Sur le thème de Vénus et Psyché (1864), tableau refusé pour le Salon de 1864 pour cause d'allusion à l'amour entre deux femmes, Courbet en a peint une autre version avec l'ajout d'un perroquet placé sur la main de Vénus, tableau intitulé Le Réveil exposé en bonne place dans la propriété du directeur d'une compagnie d'assurances allemande, Otto Gerstenberg, mais détruit lors d'un bombardement sur Berlin durant la Seconde Guerre mondiale. Courbet en ayant fait une copie plus petite en 1866, intitulée elle aussi Le Réveil (Kunstmuseum, Berne, Suisse), on peut avoir une idée du style de Courbet en matière de nu féminin.
Nous reparlerons dans un prochain chapitre des tableaux collectionnés par des hommes d'affaires allemands durant la première décennie du 20ème siècle...
* Le Salon, qui présente des oeuvres depuis le règne de Louis XIV, a vu ses modalités d'admission changer au cours du 19ème siècle. A partir de 1855, il se tient au Palais de l'Industrie, démoli à la fin du 19ème siècle pour faire place en 1900 aux Grand-Palais et Petit-Palais. L'admission au Salon est pour les artistes une garantie de commandes ultérieures des institutions publiques et religieuses. En 1863, devant le nombre important d'oeuvres rejetées par le jury (environ trois mille), Napoléon III décida de créer le Salon des Refusés.
(1) Le peintre et son atelier par Frédéric Gaussen (Editions Parigramme, 2006)
(2) Les constitutions de la France depuis 1789 (Garnier-Flammarion, 1979)
(3) Courbet par Manuel Jover (Editions Terrail/Edigroup, 2007)
(4) Delacroix Journal 1822-1863 (Librairie Plon, 1981)
(5) L'Art français du réalisme à notre temps par René Schneider (Henri Laurens, Editeur, 1930)
(6) Flaubert Correspondance (Editions Gallimard, 1998)