Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
Nous avons vu, dans un précédent chapitre, que nombre d'hommes d'affaires, industriels et entrepreneurs d'outre-Rhin avaient acquis auprès de marchands d'art et de galeristes parisiens, des oeuvres d'artistes français destinées à être accrochées dans leur demeure ou leur bureau. Intéressons-nous aujourd'hui et dans les chapitres à venir à ces collectionneurs ainsi qu'aux peintres allemands qui ont étudié et travaillé en France durant la première décennie du vingtième siècle jusqu'en 1914.
Pour commencer, rappelons quelques dates et quelques faits :
1888 : Guillaume II devient empereur d'Allemagne ; il a 29 ans. Le chancelier Otto von Bismarck en a 73. Les deux hommes s'accordent mal. L'empereur se sépare vite de son chancelier très critiqué pour sa politique étrangère et ses lois antisociales. Le nouvel empereur n'apprécie guère l'innovation dans le domaine artistique et voue l'Impressionnisme aux gémonies.
1892 : André Gide, grand amateur de littérature allemande (Schopenhauer, Goethe) est à Munich.
1897 : Le directeur de la Nationalgalerie de Berlin, Hugo von Tschudi, acquiert pour son musée par l'intermédiaire de Paul Durand-Ruel, un tableau de Cézanne intitulé Le Moulin sur la Couleuvre à Pontoise, huile sur toile datée de 1881 et peinte alors que Cézanne était installé à Pontoise depuis 1872 pour se rapprocher de Camille Pissarro. Ce tableau toujours visible à Berlin fut le premier Cézanne à entrer dans le fonds d'un musée. (1) En 1908, Hugo von Tschudi acquerra Portrait de l'artiste au bonnet blanc (huile sur toile peinte en 1881-1882 par Cézanne) pour son musée de Berlin. (1) Mais mal vu par l'empereur Guillaume II, il devra démissionner l'année suivante et prendra le poste de directeur d'un musée de Munich où il accrochera les oeuvres refusées par le Kaiser.
1899 : L'empereur, décisionnaire en matière d'acquisitions d'oeuvres, refuse l'achat de quatre tableaux destinés à la Nationalgalerie de Berlin (construite en 1876). Un groupe sécessionniste mené par le peintre Max Liebermann est créé et organise des expositions indépendantes.
1900 : Berlin compte 2,7 millions d'habitants. A la même époque (1901), Paris compte aussi 2,7 millions d'habitants. Au cours de cette même année, le galeriste berlinois Paul Cassirer organise pour la première fois en Allemagne une exposition d'oeuvres de Paul Cézanne (exposition collective). Une deuxième exposition de Cézanne chez Cassirer aura lieu en 1904 (avril-juin) puis une autre en 1909 trois ans après le décès du peintre natif d'Aix-en-Provence.
1903 : Rainer Maria Rilke publie un livre sur Auguste Rodin rencontré à Paris alors que l'épouse du poète, Clara Westhoff, était l'élève du sculpteur. Lou Andreas-Salomé, amie du poète, écrira à Rilke le 7 août 1903 que dans cet ouvrage, "tu as consacré tes forces de créateur à reconstituer la création d'un autre". (2) Rilke deviendra le secrétaire particulier de Rodin en 1905. En juin 1904, une exposition collective présentera des oeuvres de Rodin à Düsseldorf. Au cours de cette année 1903, trois tableaux de Cézanne sont présentés lors d'une exposition de la Sécession de Berlin.
1904 : En novembre et décembre à Dresde est organisée une exposition Deutsche und französische Impressionisten und Neo-Impressionisten au Kunstsalon Ernst Arnold. Y est exposée la toile de Paul Signac intitulée Saint-Tropez, l'Orage peinte en 1895 et appartenant à Ludwig Wilhelm Gutbier, directeur de la dite galerie. Julius Meier-Graefe, critique influent, publie un texte sur Cézanne.
1905 : Entre le 28 février et le 1er avril est organisée à Weimar une exposition de peintre néo-impressionnistes. Le tableau de Maurice Denis intitulé Eurydice (huile sur toile peinte l'année précédente et maintenant exposée à la Nationalgalerie de Berlin) est vendue pour 4 000 francs et entre dans la collection de Siemens.
1906 : En septembre est inaugurée, à Munich, une exposition de peintres français (Paul Gauguin, Pierre Bonnard, Charles Camoin, Maurice Denis, Maximilien Luce, Albert Marquet, Henri Matisse, Edouard Vuillard) organisée par Rudolf Adelbert Meyer-Riefstahl et qui sera aussi présentée en octobre à Francfort, en novembre à Dresde, en décembre à Karlsruhe et en janvier 1907 à Stuttgart.
1907 : En octobre, Karl Ernst Osthaus achète Nature morte aux asphodèles de Henri Matisse par l'intermédiaire de la galerie Bernheim-Jeune, tableau aussitôt exposé dans les collections du Folkwang Museum de Hagen (musée ouvert en 1902 et déplacé vingt ans plus tard à Essen) réputé pour ses collections d'art français et premier musée où l'on peut voir une toile de Matisse. (3) A partir de 1908, Matisse sera connu à l'international grâce à ses principaux mécènes russes (Morosov, Chtchoukine) et allemands (Cassirer, Osthaus).
Rappelons que les frères Cassirer, Paul (décédé en 1926) et Hugo (décédé en 1920), ainsi que leur cousin Bruno (décédé en 1941), ont exposé et collectionné de nombreuses oeuvres de peintres français. En 1898, Paul et Bruno ouvrirent une galerie à Berlin. En collaboration avec Paul Durand-Ruel, ils exposèrent, en 1900, 14 tableaux de Cézanne. Devenu l'unique propriétaire de la dite galerie dès 1901, Paul garda d'étroites relations avec de nombreux marchands d'art français jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Quant à Hugo, industriel spécialisé dans les câbles électriques, il se constitua une vaste collection d'oeuvres d'art sur les conseils avisés de son frère Paul.
Parmi les collectionneurs allemands qui possédaient de la peinture française, commençons par citer Bernhard Koehler. Industriel étroitement lié aux peintres du mouvement dit der Blaue Reiter (Cavalier bleu) - sa nièce, Elisabeth Gerhardt, a épousé le peintre August Macke le 5 octobre 1909 à Bonn -, il a financé le premier voyage de Macke à Paris en 1907. Son futur neveu par alliance, fasciné par la peinture de Cézanne et ayant dévoré l'ouvrage écrit en 1903 par Julius Meier-Graefe, Der moderne Impressionismus, il tombe en admiration devant les tableaux des impressionnistes. Macke et Koehler iront ensemble à Paris en avril 1908 et visiteront les galeries Durand-Ruel, Vollard et Berheim-Jeune. C'est à cette époque que Koehler acheta des tableaux de Courbet, Manet, Pissarro et Monet. En juillet 1908, Koehler acquit chez Vollard une des nombreuses versions de La Montagne Sainte-Victoire peinte vers 1897, tableau qui sera exposé en 1912 à Cologne lors de l'exposition Sonderbund Internationale Kunstausstellung. Après un séjour à Paris avec son épouse peu après leur mariage, August Macke y retournera en 1912 avec le peintre Franz Marc et ensemble rendront visite à Robert Delaunay. Ce dernier a récemment épousé Sonia (née en 1885 à Odessa) qui avant de venir s'installer en France, a étudié le dessin à Karlsruhe (Allemagne) entre 1903 et 1905 chez Ludwig Schmidt-Reutte. C'est l'ouvrage cité plus haut de Meier-Graefe sur l'impressionnisme qui lui donna l'envie de s'installer au pays des "Canotiers" et du "Moulin de la Galette". Elle arrivera à Paris en 1905 où elle suivra des cours sous la direction de Georges Desvallières (vice-président du premier salon d'Automne en 1903 et organisateur de la salle dite des "Fauves" en 1905) et du peintre Jacques-Emile Blanche. En 1908, elle participera à Paris à une exposition collective organisée par le critique d'art, peintre et collectionneur d'origine allemande Wilhelm Uhde et contractera avec lui un mariage blanc avant d'épouser, en 1910, le peintre Robert Delaunay. Ce dernier se rendra à Berlin en 1913 avec Guillaume Apollinaire puis chez August Macke à Bonn. Delaunay exposera au Erster Deutscher Herbstsalon (Premier salon d'Automne allemand) à la galerie Der Sturm à Berlin du 20 septembre au 1er décembre 1913.
A suivre...
(1) Source : Catalogue de l'exposition Cézanne présentée à la Galerie nationale du Grand-Palais (Paris) du 25 septembre 1995 au 7 janvier 1996.
(2) Rainer Maria Rilke - Lou Andreas-Salomé : Correspondance, texte établi par Ernst Pfeiffer, traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet (Editions Gallimard, 1985).
(3) Catalogue de l'exposition Henri Matisse 1904-1907, Centre Georges Pompidou (Paris) du 25 février au 21 juin 1993.