Petit retour en arrière et courte escapade en Normandie. Après Locarno en Suisse (voir chapitre précédent), prenons à présent la direction d'Alençon, chef-lieu du département de l'Orne traversé par la Sarthe, au coeur du Parc naturel régional Normandie-Maine. Alençon qui compte de nos jours environ 25 000 habitants, est l'ancienne Cité des Ducs d'Alençon dont il ne reste de leur château bâti au 14ème siècle et démantelé par Henri IV que le pavillon d'entrée, le logis et la tour centrale dite "couronnée". Connue pour sa manufacture royale de dentelle créée au 17ème siècle, la ville peut s'enorgueillir d'avoir inventé le "point d'Alençon", dentelle à l'aiguille dont la technique est unique en France. Le musée des Beaux-Arts et de la dentelle, installé dans un ancien collège jésuite construit en 1620, possède une riche collection de dentelles produites dans différentes manufactures européennes. En outre, la ville, après avoir connu une importante rénovation de ses maisons et rues, propose aux visiteurs d'intéressantes façades à pans de bois, une halle au blé circulaire construite au 19ème siècle, une église élevée entre les 16è et 18è siècles ainsi qu'une chapelle dédiée à sainte Thérèse située en face de la préfecture elle-même installée dans l'ancien hôtel des Intendants du 17ème siècle. Nous voyons qu'Alençon mérite qu'on s'y arrête, même si la route est encore longue pour celles et ceux qui depuis Paris traversent rapidement l'Orne en direction des plages bretonnes.
En allant au hasard par les rues piétonnes et autres artères (rue du Maréchal de-Lattre-de-Tassigny, cours Clemenceau) qui courent entre l'église Notre-Dame et le musée des Beaux-Arts et de la dentelle, on remarque une place tout en longueur bordée de restaurants qui porte le nom cocasse et peu commun de Poulet-Malassis. Clemenceau, de-Lattre-de-Tassigny, on connait mais Poulet-Malassis, mystère !
Au début du mois de décembre 1924, dans une automobile chauffée par Pierre Naville, André Breton, Louis Aragon et Max Morise quittent leur quartier général de la rue de Grenelle pour filer à vive allure sur les routes de Seine-et-Oise en direction du département de l'Orne. C'est à Alençon que les quatre vingtenaires ont décidé de faire imprimer le premier numéro de La Révolution surréaliste. Pendant quelques jours, ils vont superviser, dans le bruit des machines et l'odeur de l'encre et du papier, la sortie de leur nouvel organe qui sort tout chaud des rotatives activées par des ouvriers qui travaillent sans relâche, n'hésitant pas pour plaire à la fine équipe des Parisiens pressés de voir leur bébé en kiosque et chez tous les "bons" marchands de journaux à ne pas compter leurs heures car, comme on dit communément, c'est pour la bonne cause. Alençon étant réputée pour être une importante ville d'imprimeurs, alors... que les caractères, lettres bâton et minuscules défilent sous les lourds cylindres métalliques sans aucune retenue. Il est vrai qu'à Alençon, l'imprimerie on connait ça par coeur ! Alençon est la ville natale de Auguste Poulet-Malassis (1825-1878) qui issu d'une longue lignée d'imprimeurs et de libraires - son père imprimait le journal local -, a repris l'imprimerie familiale en 1855 et avec son beau-frère Eugène de Broise s'est lancé dans l'édition, installant ses bureaux sur la place d'Armes en face des restes du château* et de l'hôtel de ville, superbe bâtiment de la fin du 18ème siècle. Poulet-Malassis & de Broise ont édité en 1857 les poèmes de Charles Baudelaire rassemblés sous le titre Les Fleurs du Mal. Mais celui qui appelait ironiquement son éditeur, Coco Mal-Perché, sera traduit devant les tribunaux pour offense à la morale publique et aux bonnes moeurs et sera, comme Poulet-Malassis, condamné à une lourde amende et obligé à son grand dam d'ôter de l'édition six poèmes jugés sulfureux. Le tandem Poulet-Malassis - de Broise se déclarera en faillite en 1863. Inquiété par la justice pour endettement et après une incarcération pour dettes, Poulet-Malassis s'exilera à Bruxelles jusqu'en 1870. L'église de l'ancien collège jésuite qui abrite le musée cité plus haut conserve l'édition avant censure des Fleurs du Mal.
A Alençon, les Surréalistes sont descendus pour quelques nuits à l'hôtel du Grand Cerf, 19 rue Saint-Blaise. Cet établissement de trois étages, "drôle de chose, pleine de fantômes" comme l'a écrit Louis Aragon à Jacques Doucet le 5 décembre 1924, est une ancienne auberge transformée en hôtel en 1843 puis agrandi et embelli dix ans après avec la conception d'une façade ornée de pilastres, de colonnes et de statuettes, faisant de ce lieu le plus grand hôtel de la ville, fermé depuis 2008. "Une autre merveille d'Alençon c'est le caractère bien particulier de la téléphonie sans fil dans les cafés. Singulière musique d'outre-tombe", a aussi écrit Aragon. Le lundi 8 décembre, les quatre Surréalistes regagnent Paris en voiture. Soixante-sept après l'édition du recueil de poèmes de Baudelaire, les Surréalistes peuvent sauter de joie en découvrant leur nouvelle revue tout juste imprimée avec sa couverture orange constellée de photographies prises par Man Ray et engageant à "aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'Homme". La revue qui se veut un rempart à toute forme d'oppression publie en son premier numéro des articles sur le rêve, les arts, l'érotisme et fait l'éloge de Germaine Berton qui a assassiné en janvier 1923 le chef des Camelots du roi dans les locaux du journal L'Action française. Le deuxième numéro paraîtra en janvier 1925 avec ce mot d'ordre : "Ouvrez les prisons - licenciez l'armée". Les quatre surréalistes peuvent, en ce mois de décembre 1924, quitter Alençon, joyeux et fiers de leur besogne en scandant ce mot optimiste (ou pas) : "Il faut tout attendre de l'avenir".
* Le château des ducs d'Alençon a été un centre carcéral entre 1804 et 2010.
Sources :
Site internet de la Ville d'Alençon (Orne)
Site internet de la Bibliothèque Nationale de France
André Breton par Henri Béhar (Librairie Arthème Fayard, 2005)
Aragon - De dada au surréalisme Papiers inédits 1917-1931 (Editions Gallimard, 2000)