Enquête pour une exposition / 5

Au huitième étage d'un immeuble de verre et d'acier, il pousse la porte d'un local avec vue sur des collines, des étangs, des bosquets. Sur un bureau au milieu de la pièce, des livres, des magazines, des documents. Il s'assoit, prend une chemise à rabat puis la pousse vers le bout de la table, feuillette ensuite un ouvrage puis le ferme, pousse un long soupir et jette un regard sur le clavier d'un ordinateur sans âge, mais après tout pour ce qu'il a à faire, Windows 7 c'est bien suffisant. Il est seul ce soir dans ce bâtiment des années 70, ses collègues sont partis depuis plusieurs heures, les cadres sont rentrés chez eux, la société de nettoyage ne passera qu'au petit matin. Il a donc la nuit devant lui. L'inspecteur mène l'enquête. 

L'objet du délit ? Manque de précisions. Il doit, grâce aux quelques minces indices dont il dispose, trouver pourquoi des panneaux explicatifs disséminés çà et là dans une exposition artistique ne précisent pas la date exacte - octobre, novembre ou décembre 1902 ? - de la rencontre à Villeneuve-Saint-Georges entre Aristide Maillol, sculpteur âgé de 41 ans, et Pablo Picasso, peintre de vingt ans son cadet. Connaitre la date exacte n'est qu'un prétexte en réalité car, que la rencontre eut lieu un 25 novembre ou un 17 décembre n'a que peu d'importance sauf si la neige, le froid, le verglas, les congères, etc etc avaient empêché la rencontre de se produire à la date prévue si tant est que rendez-vous avait été pris en amont, le peintre n'ayant pas voulu arriver à l'improviste au risque de trouver la porte de l'atelier du sculpteur irrémédiablement close. Cerner la date bien sûr serait un plus mais ce qui est autrement plus important, c'est le temps qu'a duré la rencontre, les sujets de discussion, l'éventuelle collation offerte par le sculpteur à son hôte (pour réchauffer et détendre l'atmosphère). L'inspecteur soulève un épais classeur couvert de poussière, l'ouvre et se met à lire un article écrit par Pierre Sourbès paru dans L'Indépendant dimanche le 4 mars 1973. Une biographie de Maillol sur trois colonnes avec cette phrase : "Aristide Maillol n'a jamais fait qu'utiliser Paris, il ne l'a jamais aimé. Pareil en cela à tous les très grands artistes d'une génération exceptionnelle dont le dernier survivant est Picasso." (1) Maillol et Picasso dans la même phrase c'est bien mais pour l'enquête qui occupe l'inspecteur ça ne mène pas bien loin. Il repousse aussi ce classeur couvert de poussière en bout de table. Décidément, peu d'indices, pas de témoins non plus. Pas de témoins ? Et pourtant on sait que Picasso est allé à Villeneuve-Saint-Georges pour rendre visite à Maillol. Mais comment le sait-on si une tierce personne - artiste, photographe, écrivain - n'assistait pas à cette rencontre ? On trouve dans tous les catalogues d'expositions des photos montrant Picasso devant le Bateau-Lavoir, ici avec Carles Casagemas, là avec Pere Mañach, et encore avec Fernande Olivier, des clichés bien nets comme ils avaient été pris la veille avec un appareil numérique mais aucune photographie de Maillol et Picasso côte à côte dans un atelier de Villeneuve-Saint-Georges durant l'automne de l'année 1902. L'inspecteur feuillette quelques ouvrages espérant tomber - non de sommeil - mais sur une photo, une seule, celle qui ouvrirait des horizons, qui ferait avancer l'enquête.

L'inspecteur regarde sur sa gauche, voit cet ordinateur sans âge mais qui fonctionne encore, ah oui ! ça c'est une bonne marque se dit-il, déroule son câble jusqu'à la prise de courant la plus proche, le branche, l'allume, attend qu'il fasse paraitre l'image de fond d'écran puis via un moteur de recherche écrit "Rencontre Maillol Picasso Villeneuve Saint Georges 1902" espérant trouver un site qui apporterait d'importantes informations. La pêche est maigre : en première page et en première ligne, le blog de votre serviteur, c'est sympa, c'est gentil, c'est flatteur mais cela ne fait avancer aucun pion puisque c'est ce même blog qui souhaite en savoir plus puisqu'il n'a pas l'information, et plus bas des sites wiki de toutes sortes qui n'en savent pas plus, puis le site du musée Hyacinthe Rigaud à propos de son expo Maillol.Picasso, bref l'inspecteur tourne en rond (ce n'est pas son véritable nom croyez bien) et a l'impression de perdre de précieuses minutes. Il écrit à présent : "Picasso rend visite à Maillol à Villeneuve-Saint-Georges en 1902". Le blog de votre serviteur n'est pas mentionné mais toujours des sites wiki quelque chose et autres sites qui ne donnent aucune information d'importance. Cependant l'inspecteur remarque un site concernant une revue d'art qui pourrait apporter quelque chose, pourquoi pas ? Il clique. Il s'agit donc du site d'une revue, L'Objet d'Art, numéro 625, septembre 2025 : "Picasso qui jusqu'alors méprisait le sculpteur qu'il avait rencontré deux fois, s'intéressa à son travail entre 1953 et 1955 lors de ses séjours à Perpignan." (2) Donc cette fois, c'est sûr, c'est acté, Picasso a bien rencontré Maillol deux fois, une première fois fin 1902 à Villeneuve-Saint-Georges, une seconde fois à (?) en 1905 (?) comme Maillol l'a écrit à son ami hongrois le peintre József Rippl-Rónai en 1911 (voir chapitre précédent). Mais comme on le savait déjà, l'inspecteur fait du surplace. Il n'attendra pas que les réverbères s'éteignent, que le soleil poigne, que les premiers autobus se mettent en route. Il quitte le local froid et impersonnel du huitième étage de cet immeuble sans âme et rentre chez lui à pied en passant par le premier estaminet qui voudra bien lui ouvrir sa porte. 

A suivre...               

(1) L'Indépendant dimanche, 4 mars 1973.           

(2) www.faton.fr>l'objet-d'art>numéro-625