Faire connaître la Louisiane et les Catalognes : Lieux, histoire et événements.
L'inspecteur est rentré chez lui sans avoir trouvé d'estaminet ouvert à cette heure avancée de la nuit. Dans son lit, il se met sur le flanc gauche puis s'allonge sur le dos avant de changer de côté ; il n'en finit pas de tourner, de se retourner, sans se détourner de son enquête qui n'avance pas et qui l'obsède. Au petit matin, il décroche le téléphone qui trône sur la table de nuit à côté de boîtes de somnifères et de paquets de gommes à mâcher puis compose le numéro d'un ami. Krishka, un amateur d'art qui passe ses après-midi à Drouot ou autres salles des ventes ou quand le temps est mauvais sur des sites internet de ventes aux enchères, répond à la cinquième sonnerie produite :
- Quand tu me sonnes à cette heure c'est que tu as mal dormi, j'me trompe ? Toujours cette enquête qui n'avance pas ?
- Ouais, tu peux le dire. Dis-moi tu aurais des infos sur cette rencontre entre Maillol et Picasso à Villeneuve-Saint-Georges en 1902 ?
- J'ai rien lu à ce sujet dans le journal ce matin.
- Arrête ! Te fous pas de moi ! Je n'arrive pas à cerner la date de cette rencontre et tous les détails qui vont avec.
- Je crois que les historiens de l'art se moquent de la date exacte de cette rencontre, crois moi. S'ils la connaissaient ils l'auraient mentionné dans le catalogue de l'exposition ou tu la trouverais dans des ouvrages sur Maillol ou Picasso. T'as rien vu sur internet ?
- Pas grand chose à vrai dire. J'espérais qu'un réseau social donne une réponse à ma question mais à part regarder des individus danser, se dandiner et se déhancher, rien de sérieux. A part Instagram sur lequel je suis tombé par hasard...
- Quand on tombe c'est jamais par hasard...
- Je sais plus ce que je demandais sur un moteur de recherche mais j'ai lu... Attends je cherche la page où j'ai écrit ça.
- Te prends pas pour Columbo quand même.
- Voilà je l'ai. C'est une citation de Maillol : "La première fois que Picasso est venu chez moi, à Villeneuve-Saint-Georges, il a chanté des chansons catalanes." Pourquoi tu ris ?
- On pourrait en conclure que Picasso n'est allé chez Maillol que pour chanter en catalan. D'ailleurs le musée Rigaud ne dis rien d'autre sur cette première rencontre. Je cite de mémoire : "Picasso entonne un chant catalan à l'occasion de sa première rencontre avec Maillol entre octobre 1902 et janvier 1903."
- Ouais j'ai aussi noté ça quelque part.
- Tu progresses je vois.
- Tu ne crois pas si bien dire car car sur le site de Commune, une revue fondée en 1933 par Aragon, Gide, Barbusse et consorts, j'ai lu : "Quand Picasso est venu d'Espagne, il avait vingt ans. Il était mince. Il avait une figure fine, il était tout à fait comme une jeune fille..."
- Il aurait pu dire androgyne...
- Mais laisse-moi parler veux-tu ! Je continue : "Il m'avait chanté une chanson catalane. Il était très gentil."
- Intéressante ta revue mais ça tu peux le lire dans le catalogue de l'exposition, page 17 je crois. Enfin ce qui est sûr, c'est que Picasso est allé à Villeneuve-Saint-Georges voir Maillol entre octobre et fin 1902 et qu'il l'a revu trois ans après.
- Comment veux-tu qu'avec si peu de renseignements je boucle un ouvrage de cent pages environ que je pourrais présenter à un éditeur.
- Parce que tu comptes en faire un bouquin ? Tu as bien dit qu'il avait vingt ans au moment de la première rencontre ?
- Yes, vingt ans.
- Picasso est né le 25 octobre 1881.
- Et donc ?
- 1881 + 20 = 1901.
- Tu comptes bien de si bon matin.
- Donc soit la rencontre a eu lieu en 1901 et pas en 1902, soit Maillol ne sait pas que Picasso venait d'avoir 21 ans, un visage de chérubin n'attrapant pas de rides du jour au lendemain.
- On ne demande pas toujours ni l'âge ni la carte d'identité de la personne qu'on reçoit chez soi.
- Il faudrait savoir si Picasso a parlé à Maillol de l'expo qu'il a faite chez Berthe Weill ou pas. L'expo a commencé le 15 novembre et Picasso est arrivé à Paris vers le 29 octobre. S'il a parlé de l'expo cela voudrait dire que la rencontre a eu lieu entre le 15 novembre et fin décembre, ça resserre l'étau. S'il n'a pas parlé de cette expo, il l'a donc rencontré entre le...
- Ça va, j'ai compris. Le souci c'est que à part cette chanson catalane, dont on ignore le titre, on n'a rien de précis sur l'échange verbal entre les deux protagonistes.
- Garde ton vocabulaire savant pour tes interrogatoires, je te prie. Je te souhaite bien du courage en tout cas. Je vais devoir te laisser parce que y'a une vente aux enchères qui commence avec une série de tableaux qui proviennent d'une succession, un peintre du Maine-et-Loire sans prétention mais les prix risquent quand même de s'envoler pour certaines toiles. Salut et appelle-moi quand tu veux.
L'inspecteur raccroche. Après tout il n'a pas grand chose à se mettre sous la plume. La rédaction de son bouquin sera longue et douloureuse il le sait. Peu d'indices, pas de témoins. Un lieu mais pas de date. Un âge incertain sur une gueule d'ange. Une chanson catalane dont on ignore le titre et pas de sujets de conversation. Pas de photos ou d'articles de journaux intimes ou publics. Bref, le flou, l'imprécision, l'indéfini. L'inspecteur, à la veille d'un départ en retraite, se demande comment il pourra boucler cette affaire avec les honneurs et les félicitations de sa hiérarchie. Le jour est déjà levé mais la fatigue le gagne. Pas besoin de ces boîtes de somnifères et de ces gommes à mâcher, il s'endort sans même s'en rendre compte.
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