"Du fond du coeur, l'Amérique et la France sont des amies sincères. Cela étant, je ne peux pas voir comment un échec est possible dans leur coopération qui s'efforce d'enlever la guerre du code de l'humanité."
Paul Claudel, 10 avril 1928
Avril et mai 1925 : Louis Aragon est à Madrid où il doit prononcer une conférence (18 avril) à la "Residencia de los Estudiantes". Dans la capitale espagnole, il est descendu à l'Hotel Nacional qui s'élève au numéro 48 du paseo del Prado en face du Jardin botanique créé au 18ème siècle sur un terrain de huit hectares (à côté du musée du Prado). L'Hotel Nacional est un bâtiment de huit étages qui a été conçu au début des années 1920 par l'architecte Modesto López Otero qui, né à Valladolid en 1885, a été fortement influencé lors d'un séjour d'étude à Wien (Autriche) par les constructions d'Otto Wagner et par le style de la Sécession. Aragon loge donc dans un hôtel récent et bien situé, même si il n'y reste que quelques nuits. André Breton qui est alors à Paris travaille sur le prochain numéro de La Révolution surréaliste, revue fondée en décembre de l'année précédente et les mercredis après-midi (les 8, 15 et 22 avril puis le 6 mai) il rend visite à Jacques Doucet en son domicile du 46 avenue du Bois (future avenue Foch). Il espère obtenir une photographie du tableau de Picasso Les Demoiselles d'Avignon que le couturier et collectionneur a acquis quelques mois auparavant afin de pouvoir la reproduire dans la dite revue, ce qui sera fait dans le numéro 4, daté du 15 juillet.
Quant à Paul Claudel qui passe l'année 1925 en France (depuis début avril), il part pour l'Italie au début du mois de mai afin de participer à la Foire du livre de Florence. Là, il accorde une interview au journaliste Aldo Sorani du journal Il Secolo. Mi-mai, il est de retour à Paris où il fait des démarches pour que la Première Journée du Soulier de satin paraisse dès que possible. Des fragments de l'interview au journal de Milan sont reproduits à la page 3 du journal Comoedia du 24 juin sous le titre Une interview de Paul Claudel à Florence :
"Paul Claudel poète diplomate se trouvant, il y a quelques jours, à Florence, pour assister à la Foire du livre, eut une longue conversation avec M. Aldo Sorani, du Secolo de Milan, dans laquelle il fut beaucoup question de littérature et nullement de politique." (Quoique..., ndlr)
Après avoir parlé de Stéphane Mallarmé "qui exerça une grande influence sur lui", Paul Claudel avoue qu'en Paul Valéry, disciple de Mallarmé, il "aime en lui bien mieux le prosateur que le poète". Puis "interrogé sur les tendances actuelles de la littérature française, l'illustre écrivain a répondu :
- Les temps sont changés, mais en pire. Nous autres, les symbolistes, nous cherchions à faire des expériences et des découvertes que j'appellerai musicales. Aujourd'hui, les jeunes ont seulement une préoccupation visuelle. On n'interroge point les idées, les hommes et les choses, pour savoir ce qu'ils signifient. On se contente de les projeter dans un champ de lumière, dans une succession la plus accélérée. C'est le triomphe du cinéma. Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul but : pédérastique. Parmi les jeunes, Delteil mérite d'être nommé, quoique sa dernière Jeanne d'Arc soit un peu... grossière. Morand et Giraudoux écrivent trop en hâte, ils ne cuisent pas assez ce qu'ils font. Même Montherlant, qui inspirait une si grande confiance, produit trop. Ma chance a été d'être resté inconnu pendant la période de formation, celle qui permet d'accumuler les idées et les faits jusqu'à l'âge de trente ans.
Selon Paul Claudel, pour retrouver l'équilibre perdu et le sens du grand art sain et fécond, il n'y a qu'un seul salut : le retour à un catholicisme fondamental appuyé au classicisme gréco-romain."
Ensuite Claudel dans cette interview parle du Soulier de satin qu'il vient d'achever au Japon puis "plus d'un - a-t-il dit - s'étonne, non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais, moi, je ne trouve en cela rien d'étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j'ai fait gagner à mon pays deux cents millions. Il n'y a aucune raison de s'étonner qu'un poète - et même un poète symboliste - ait pu s'occuper, avantageusement, de grosses quantités de lard. J'ai accepté de faire tout ce que la destinée a voulu, sans honte et sans peur.
Ainsi se termina cette savoureuse conversation.
C.-A. T." (1)
Sempiternelle querelle des anciens et des modernes ? Rappelons que Paul Claudel est né en 1868 et que parmi les écrivains cités par Claudel ci-dessus, Joseph Delteil est né en 1894 (Jeanne d'Arc a obtenu le prix Femina en 1925), Henry de Montherlant en 1895, Paul Morand en 1888 et Jean Giraudoux en 1882.
Après avoir pris connaissance avec stupéfaction de l'article de Comoedia, les surréalistes ne tardent pas à réagir aux propos de Claudel. Six jours après, ils écrivent une "lettre ouverte à Monsieur Paul Claudel ambassadeur de France au Japon" et la signent collectivement, parmi eux, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Robert Desnos, René Crevel, Max Ernst, Michel Leiris, Georges Limbour, Max Morise, Marcel Noll, Georges Ribemont-Dessaignes, Roger Vitrac, André Masson, Benjamin Péret, Philippe Soupault... Le tract écrit sur du papier couleur sang de boeuf sort tout chaud de l'imprimerie quelques heures avant le début du grand banquet qui doit se tenir à La Closerie des Lilas (171 boulevard du Montparnasse) en l'honneur de l'un des derniers poètes symbolistes vivants : Saint-Pol Roux (64 ans). André Breton ne cesse de déclarer son admiration pour le poète marseillais retiré dans un manoir qu'il a aménagé dans une ancienne maison de pêcheur à Camaret sur la presqu'île de Crozon (Finistère). En septembre 1923, alors en villégiature chez ses parents à Lorient (24 rue Amiral Courbet), Breton n'a pas manqué de rendre visite au poète "indifférent à la gloire comme à l'oubli". (2) Cependant, ce banquet n'est pas du goût des surréalistes.
A suivre...
(1) Extraits de l'interview donnée par Paul Claudel au journal italien Il Secolo en mai 1925, reprise dans le journal Comoedia (51 rue Saint-Georges, Paris 9è / téléphone : Trudaine 70 00 ) du 24 juin 1925.
(2) André Breton Lettres à Jacques Doucet 1920-1926 (Editons Gallimard, 2016).
Sources :
Site internet de la Bnf