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7 mars 2024 4 07 /03 /mars /2024 10:20

 

 

                                                           1924

 

 

Dimanche 23 mars 1924 - Un article du journal La Liberté fait état du recours en justice intenté par les commerçants expropriés du passage de l'Opéra (boulevard des Italiens) et en colère au vu des indemnités calculées par la société "L'Immobilière du Boulevard Haussmann" très en deçà de ce qu'ils pensaient percevoir par rapport aux montants des pas-de-porte qu'ils avaient versés lors de l'acquisition de leurs fonds. Cette expropriation est pour eux une véritable spoliation et, par cette action en justice, ils comptent bien obtenir gain de cause. 

 

Fugue ou "voyage idiot" ?

 

Lundi 24 mars 1924 :

 

"Je suis venu, je me suis assis, je suis parti." Paul Eluard

 

FUIR, fugir, huir, fuggire*. Fuir, partir, s'échapper, s'évader, se sauver, filer, se barrer, se casser, se tailler, se tirer, se carapater, décaniller, déguerpir, foutre le camp. Fuir, s'éloigner à tout prix pour échapper à quelques chose, à quelqu'une, à quelqu'un, à quelques-unes, à quelques-uns. Fuir pour tirer un trait sur son passé ; fuir, pour espérer se forger un avenir meilleur ailleurs ; fuir le foyer, la compagne, le compagnon, la famille, les voisins, le fisc, la police, les factures, les formalités, le formalisme, le formatage, les chefs, les cadres, les collègues, le bureau, les souvenirs, les traditions, les coutumes, les ennuis, les chagrins, les regrets, les remords, les cauchemars, les vexations, les réflexions, les punitions. Fuir pour toutes ces raisons ou pour une seule. Fuir, fuir, fuir, simplement fuir. Fuir à tout prix. Quelles qu'en soient les conséquences ; fuir quoi qu'il en coûte. Fuir, fuir, fuir, tout simplement.

 

Ce lundi 24 mars 1924, Paul Eluard quitte Paris pour une destination qu'il ne connait pas encore. A-t-il rangé dans son maigre bagage la décision de ne jamais revenir ? Ni vif, ni mort. Sa décision a-t-elle été prise la veille ? Il y a un mois ? Plus ? Combien ? Ah ! Depuis tout ce temps ! Quand même ! Doit-il en parler à un proche ? Un parent ? Un ami ? En France, plusieurs milliers d'adultes disparaissent chaque année sans laisser d'adresse, sans donner de nouvelles, sans laisser de traces. Combien ? Huit mille ? Dix mille ? Plus ? Eluard lui, prévint son père de son imminente fugue ou escapade ou fuite ou pire, de sa disparition complète et sans retour, par un message, télégramme ou pneumatique. 

"- Le bureau de poste est en face. 

- Que voulez-vous que ça me fasse ?

- Pardon je vous voyais une lettre à la main. Je croyais...

- Il ne s'agit pas de croire, mais de savoir." (1)

Il avait mis Louis Aragon dans la confidence quelques jours avant de boucler sa valise, quelques heures avant de se faire la malle. Quand on prononce le verbe fuir, on ne peut pas ne pas penser - beaucoup d'ouvrages y font référence - aux vers de Stéphane Mallarmé dans le poème Brise marine et son célèbre "Fuir ! là-bas fuir ! Vers trop connus, trop souvent cités pensez-vous. Poème bateau diraient les collégiens. Mais écoutons la suite : 

"Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,

Lève l'ancre pour une exotique nature !"

Le soir même, Eluard embarquait à Marseille sur un navire à destination des Antilles françaises : Pointe-à-Pitre et Fort-de-France. Sa première nuit se passera entre Baléares et Alicante. Les suivantes le berceront au milieu de l'Atlantique.

Paul Eluard, on m'a dit que vous étiez parti précipitamment pour une destination inconnue en laissant derrière vous épouse et fille. Que s'est-il passé pour que vous en arriviez à prendre une telle décision ? Cette interview, ses parents et amis surréalistes ne l'entendirent jamais. A Paris, c'était la consternation. Où est Eluard ? Pourquoi est-il parti ? Pourquoi part-on comme ça sur un coup de tête avec une petite valise ou les mains dans les poches, quasiment sans argent ?

 

En mars 1924, Paul Eluard a 28 ans. Il est marié et a une fille de 5 ans... bientôt 6. Le couple ne roule pas sur l'or. Ces complices du mouvement survolté ex-Dada bientôt surréaliste (dans les années 1950 on aurait dit mouvement 100 000  volts) pas davantage. Dada ne nourrit pas ses bouches. André Breton travaille pour le couturier et collectionneur Jacques Doucet pour mille francs par mois ; Louis Aragon, qui a renoncé à une carrière médicale au grand dam de sa famille qui lui a coupé les vivres, travaille pour ce même employeur mais pour la moitié seulement. Quant à Paul Eluard, il travaille avec son père qui, au début du siècle (le 20ème évidemment), a monté une affaire d'achat et de vente de terrains en banlieue nord de Paris. Il a écrit des poèmes publiés chez des éditeurs et repris dans des revues. Il en a d'ailleurs créé une, Proverbe, qui a paru entre janvier et mai 1920. Mais qui en 1924 lit ces revues à faible tirage truffées de poèmes et textes incompréhensibles pour le commun des quidams alors que pour "l'homme de la rue, deux préoccupations fondamentales traduisaient d'abord les temps nouveaux. La première fut celle de la monnaie, dont la longue stabilité du siècle écoulé avait conduit des générations à ne plus se soucier. (...) La seconde découlait (...) des aspirations à la sécurité que l'effort accompli ne pouvait que renforcer : comment s'assurer de la permanence des fruits de la victoire?" (2) En 24, ce qui préoccupe tout un chacun sont l'inflation, le déficit budgétaire, l'augmentation des recettes fiscales, la spéculation. 

 

Breton, Eluard, Aragon et consorts passent - souvent - leurs vacances au Tyrol, dans cette Autriche récemment redessinée où le change y est intéressant. Là-bas, ça ne coûte rien. Dans une interview (réelle cette fois) d'André Breton, à une question posée sur la situation financière en 1924 des ex-Dada bientôt surréalistes (répétons-le), celui-ci répondit : "A ce moment, la précarité des moyens d'existence matérielle ajoute, certainement, pour nous tous, aux autres causes d'instabilité ; elle accentue le sentiment de notre désaccord, de notre rupture avec un monde que nous tenons pour aberrant." (3) Un monde aberrant dit-il !? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Merci d'en dire un peu plus. "Le monde où nous vivons nous fait l'effet d'être totalement aliéné ; nous révoquons, d'un commun accord, les principes qui le mènent. (...) Nous sentions qu'un monde révolu et courant à sa perte ne parvenait à se prolonger qu'en renforçant ses tabous et en multipliant ses contraintes et nous étions radicalement pour nous y soustraire." (3) Le mot d'ordre de Breton, son "thème d'exhortation à cette époque" (3) est alors : "Lâchez tout ! Lâchez vos espérances et vos craintes, lâchez la proie pour l'ombre, partez sur les routes !" Il poursuit : "Cette instabilité se manifeste sous différentes formes : elle entraîne, par exemple, Eluard à disparaître sans prendre congé de quiconque, au printemps de 1924. On saura seulement, quelques mois plus tard, qu'il a entrepris un voyage autour du monde." (3)            

 

A suivre...

 

* Traduction du verbe fuir en catalan, en castillan et en italien.

 

(1) En italique, citations de Paul Eluard.  

(2) La fin d'un monde 1914-1929 par Philippe Bernard (Editions du Seuil, 1975)

(3) André Breton Entretiens (1913-1952) avec André Parinaud (Entretiens radiophoniques diffusés entre mars et juin 1952) aux Editions Gallimard (1969)

 

 

Partir... Fuir...

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