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27 mars 2024 3 27 /03 /mars /2024 11:52

 

 

 

Fugue ou "voyage idiot" ?

 

 

 

____________________________________________________________Suite

 

 

 

Comme annoncé par le marin, le bateau accosta à l'heure prévue. Comme à Pointe-à-Pitre, Fort-de-France et Papeete, Paul Eluard présenta ses papiers d'identité à un fonctionnaire des douanes détestable et suspicieux. Que venait donc faire à Saigon ce petit Français seul et sans équipage ? Tourisme, affaires, famille ? Pis que tout cela ? Sitôt le document dûment tamponné, il ne s'attarda pas dans les bureaux de l'administration coloniale et disparut rapidement par les rues espérant se fondre dans la foule vive et pressée. Il valait mieux être discret, ne pas la ramener, ne pas faire de vagues. Savait-il qu'un de ses compatriotes ayant maille à partir avec la justice se trouvait au même moment à Saigon ? Un compatriote de six ans son cadet qui avait passé son enfance à Bondy, à quelques kilomètres de chez lui (presqu'en voisin donc, lui ayant été scolarisé à Aulnay-sous-Bois), venu en Asie par amour pour ses monuments et son art (sans toutefois avoir quitté Paris de façon soudaine et brutale), qui attendait d'être jugé en appel (jugement qui aurait lieu le 8 octobre 1924) pour "détournement de fragments de bas-reliefs dérobés au temple de Banteay Srei" (1) au Cambodge. Ce compatriote s'appelait André Malraux. Savait-il à ce moment-là que ces amis de Paris (qu'il avait abandonnés sans laisser d'adresse cinq mois auparavant) avaient, pour cet autodidacte cultivé pris la main dans le sac, signé une pétition en sa faveur dans une revue parisienne, espérant ainsi le tirer de ce mauvais pas ? (1) Alors, mal rasé, mal habillé, sans le sou, errant dans la ville à la recherche d'un logis bon marché, mieux valait pour lui de rester discret, de se faire petit, de se terrer. Dans ces contrées fertiles et boisées, riches de leurs champs, riches de leur art, riches de leurs traditions, riches de leurs habitants, les Européens, toujours tirés à quatre épingles, toujours en représentation, toujours en entre-soi, inaugurations, défilés, chasses, mariages, bals, cocktails, faisant faire leurs habits chez les tailleurs les plus réputés (raison pour laquelle my tailor is rich, isn't he ?) n'appréciaient guère les vagabonds débraillés, les va-nu-pieds dépenaillés, les chemineaux en haillons qui venaient en Polynésie, en Indochine, dans le but de les empêcher de tourner en rond, avec leurs idéaux révolutionnaires, communistes, anticapitalistes, anticolonialistes, anticléricaux, et autre bons prétextes pour mettre tout ce petit monde aux arrêts. Les autorités locales venues d'Europe, nommées par les gouvernants européens, n'avaient pas de mots assez durs pour qualifier ces taupes venues dans notre beau pays d'Indochine ou de Polynésie pour, pensaient-ils, effectuer contre nous autres un véritable travail de sape. Loin d'Eluard était la volonté de détruire le système établi, de tenter de contrecarrer les belles visions d'avenir, les génialissimes projets de ces messieurs rompus à une vie si impeccablement rangée et tranquille. Une unique chose le préoccupait à cet instant : son argent qui avait fondu au soleil. Des quelques dix sept mille francs en espèces mis à la hâte dans une enveloppe et placés dans une gibecière, un placement donc à zéro pour cent d'intérêts, par conséquent se dévaluant à grande vitesse, ne restaient que des billets froissés sur lesquels il ne pouvait plus compter. La lassitude, le manque de sommeil, le mal de mer, la sempiternelle question posée : mais qu'est-ce que je fous là ?, l'irrésistible besoin de retrouver ses amis autour d'un bock de bière dans un café de la place Blanche, l'envie très vite oubliée d'en finir une fois pour toutes, l'instinct de conservation, récréer du lien social, bref, revoir Paname tout simplement, alors pour toutes ces raisons il eut la force d'aller du bouge où il avait trouvé une piaule qu'il avait dû régler d'avance à la poste centrale pour envoyer un télégramme, véritable signal de détresse, afin de préciser sa position à son entourage et avouer son échouage dans une contrée tropicale où l'existence est pénible à celui qui n'est pas habitué à son climat, ses règles, ses us et coutumes. Pour vivre là, il ne suffit pas de se déclarer citoyen du monde, encore faut-il être citoyen d'un monde, de ce monde-là. La rédaction d'un télégramme demande de la concision. Il faut parfois savoir être avare. Chaque mot coûte. "Suis Saigon . Stop. Sans argent. Stop. Me rejoindre vite. Stop. Paul" Par ce télégramme, Eluard sifflait la fin de sa récréation, de son escapade exotique, de son école buissonnière. En italien, faire l'école buissonnière se dit marinare la scuola, marinare signifiant mariner, c'est-à-dire, outre tremper un poisson ou une viande dans une sauce aromatique, attendre ou faire attendre quelqu'un, quelqu'une. Pendant ces cinq mois, sur différents bateaux, il avait eu le temps de mariner dans son jus de désolation, de solitude, de désoeuvrement, de regarder son passé (maintenant on dirait son vécu) dans un miroir et de s'interroger sur son avenir. Pour subir cette vie-là, était-ce la peine d'avoir attendu d'avoir trente ans pour foutre le camp comme le demande Michel Delpech dans sa chanson Ce lundi-là ? (2) Louis Aragon, quelques années après la fugue d'Eluard écrira dans un poème intitulé Voyage :

"Avec son bateau

L'explorateur intrépide

Avait passé le Cap de la Trentaine

A peine eut-il tourné le coin

Qu'il sentit une affreuse odeur aigre

Qui se dégageait de lui-même

Ça commence bien 

Dit-il" (3)        

 

Quand on part en vacances, quand après avoir bouclé ses valises on les met dans le coffre de sa voiture ou dans le porte-bagages d'un train, qu'il soit omnibus, express ou à grande vitesse, on sait que dans deux ou trois semaines, on devra revenir, faire le chemin inverse, retrouver sa maison, son travail, ses occupations. Il n' y a pas de vacances sans retour. Les vacances sans retour, ça n'existe pas. Sinon ce ne sont plus des vacances. Des vacances qui dureraient deux, trois, quatre mois et plus, voire plusieurs années, ne pourraient avoir le nom de vacances. Les vacances, ça doit être bref. Le temps imparti par les conventions collectives laissent juste le temps de faire la Dordogne, de faire Florence, de faire le désert de Gobi, comme on fait son lit, le ménage, la vaisselle. Si la durée des congés payés - cinq semaines en France sans compter les RTT - nous semble trop courte, on peut toujours s'octroyer une longue coupure par une disponibilité demandée à son employeur ou après une démission ou une rupture conventionnelle de contrat de travail. On peut alors partir en famille à bord d'un camping-car et faire le tour du monde ; affréter un voilier et voguer sur tous les océans ; traverser à pied plusieurs pays. Et si une plume légère et enthousiaste nous accompagne, on peut écrire ses souvenirs, les faire paraître et les partager dans diverses émissions littéraires. Ce que firent par exemple Loti, Monfreid, Kessel. Eluard, lui, ne parlera jamais de son escapade ou fugue. Aucun récit extraordinaire ne sera relaté, aucune anecdote, pas même la moindre allusion ne se liront dans les pages de ses recueils à venir puisque, à l'évidence, Mourir de ne pas mourir ne fut pas le dernier paru. Si ce ne furent pas des vacances, comment appeler l'absence de Paul Eluard ? A ses parents et amis, jamais il ne s'épanchera sur cette escapade de six mois - le voyage de retour depuis Saigon, avec son épouse Gala, ayant pris un mois avec des escales à Singapour, Colombo, Djibouti et Suez -, jamais il ne donnera de détails sur les autochtones croisés, les paysages contemplés, les chemins traversés, les cuisines appréciées, se contentant de qualifier son périple, sa fugue, son escapade de "voyage idiot".                                             

 

 

(1) Un livre découvert parmi tant d'autres dans une des ces bibliothèques de rue évoquées dans un précédent chapitre m'a aidé pour la rédaction de cet article. Il s'agit de Comment Malraux est devenu Malraux par Raoul Marc Jennar (Cap Béar éditions, 2015). 

(2) Ce lundi-là, chanson écrite par Michel Delpech, Jean-Michel Rivat et Roland Vincent, créée par Michel Delpech dans les années 1970.

(3) Extrait du poème Voyage issu de La Grande Gaîté, recueil de Louis Aragon paru en 1929 chez Gallimard.          

 

 

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