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18 mars 2024 1 18 /03 /mars /2024 14:05

 

 

Fugue ou "voyage idiot" ?

 

 

 

_____________________________________________________________Suite

 

 

 

Après avoir travaillé - une quinzaine de jours seulement - sur le chantier de construction du canal de Panama, Paul Gauguin et Charles Laval débarquaient à la Martinique en juin 1887 et s'installaient dans une case au Carbet à quelques kilomètres de Saint-Pierre, principale agglomération de l'île aux 17è et 18è siècles, ville du luxe à l'activité culturelle remarquable, dominée par la Montagne Pelée. L'anse Turin, qui sépare les deux communes, a été peinte plusieurs fois par Gauguin. On y voit depuis Le Carbet, une végétation luxuriante avec au fond la Montagne Pelée mais sans la ville de Saint-Pierre à ses pieds, Gauguin ayant voulu donner à son tableau l'aspect d'une nature non abîmée par la civilisation, un "eden encore vierge de toute trace humaine". (1) Le tableau Bord de mer, où entre la mer des Caraïbes et quelques "raisiniers*, ces arbres aux larges feuilles arrondies qui bordent la côte en cet endroit" (1), Gauguin a représenté des femmes au "port droit et à la démarche rapide et régulière" comme l'a écrit l'écrivain américain Lafcadio Hearn (2), transportant de lourdes charges sur leur tête et marchant les unes derrière les autres comme dans une procession, le tout dans un paysage coloré tout juste esquissé où, au fond, apparaissent néanmoins les toits rouges de Saint-Pierre. Gauguin est émerveillé par cette nature sauvage, préservée, idyllique, qu'il décrit en ces termes dans une lettre adressée à sa femme restée en Europe : "Au-dessous de nous la mer bordée de cocotiers, au-dessus des arbres fruitiers de toutes espèces..." (3) Il devra cependant abréger son séjour pour cause de paludisme et rentrer en toute hâte à Paris. 

 

Eluard, lui, a tout le temps. Tout le temps de se demander pourquoi il est là, pourquoi il erre dans les rues de Fort-de-France entre la cathédrale reconstruite en 1895, la Bibliothèque Schoelcher ouverte en 1892, la mairie inaugurée en 1901 et le théâtre attenant achevé en 1912. Il est vrai que la ville a beaucoup souffert des incendies et des cyclones. Seul le fort Saint-Louis dont les guides touristiques parlent comme d'un bel exemple d'architecture militaire des 17è et 18è siècles, a échappé aux désastres : incendie dévastateur de juin 1890, "plus de la moitié de la ville en flammes, vingt-cinq morts, trente mille sans-abri, la cathédrale détruite, son orgue monumental (...), ses cloches (...) fondues, ses vitraux éclatant comme des pétards" (4) ; puis cyclone l'année suivante, "un cyclone d'une exceptionnelle violence". (4) Mais Eluard est-il là pour jouer le parfait touriste ? Il va çà et là par les rues, se demandant - peut-être - si sa famille s'inquiète pour lui, ce que font ses amis sans lui à Paris, si son recueil de poèmes tout juste sorti tout chaud de l'imprimerie s'arrache dans les "bonnes librairies" (selon l'expression habituelle employée dans les émissions littéraires) du boulevard des Italiens et de la rive gauche, se vend comme des petits pains (comme on le dit communément aussi). Car au lendemain de sa fuite, de son départ précipité, à l'aube "quand le silence pèse encore sur les mares au fond des puits tout au fond du matin", le mardi 25 mars donc, a paru son recueil de poèmes intitulé Mourir de ne pas mourir comportant un portrait de l'auteur par Max Ernst et précédé de la mention suivante : "Pour tout simplifier je dédie mon dernier livre à André Breton." (5) Mon dernier livre a-t-il écrit. Cela signifie-t-il qu'il s'agit du dernier opus publié jusqu'à présent mais qu'il est certain qu'il y en aura d'autres ou le der der ders, un livre testament imprimé et semé à tous les vents avant liquidation totale de toute production littéraire à l'issue de laquelle tout doit disparaître, avant un changement radical de vie - comme Rimbaud - ou pour cause de disparition définitive et irrémédiable de son corps, de son âme ?

Paul Eluard, "Et quel âge avez-vous ?

Parlons de la jeunesse

Perdons notre jeunesse

Rions d'elle elle rit

La tête à la renverse

Rire est plus fort que dire" (5)

Selon l'astrologie japonaise, Paul Eluard, né en 1895, est du signe du Mouton. Comme le précise Louis Frédéric dans son livre Fêtes et traditions au pays du Soleil levant, "les personnes nées sous le signe du Mouton sont élégantes, artistes, et d'un tempérament passionné. Mais elles cachent sous ces dehors brillants de la timidité, du pessimisme et une grande indécision. Elles se passionnent pour leur travail et dans leurs amitiés, sont sages et aimables, ont souvent bon coeur, mais leur peu d'habileté en relations publiques et leur timidité les empêcheront de parvenir rapidement à l'aisance. (...) Elles devront épouser une personne (...) du Cheval de préférence." (6) Cheval, signe astrologique de Gala, née en Russie en août ou septembre 1894. Rappelons-nous que Gala et Eluard se sont mariés le 21 février 1917 à la mairie du 18ème arrondissement de Paris, place Jules Joffrin, bâtiment de style néo-renaissance, pour la petite histoire, construit entre 1888 et 1892. "Pour me trouver des raisons de vivre, j'ai tenté de détruire mes raisons de t'aimer. Pour me trouver des raisons de t'aimer, j'ai mal vécu.

 

En ville, près de chez nous, il y a quelques boîtes à livres aménagées dans de vieilles armoires de nos grands-mères, des bibliothèques vitrées d'un autre âge qui s'achètent comme elles se jettent, d'anciennes cabines téléphones devenues inutiles, où des ouvrages de toutes sortes sont proposés dans les rues, les jardins publics, les galeries marchandes, les résidences de vacances. On y prend un livre, deux, plusieurs, on y en dépose ceux qu'on a lu mille fois, ceux qu'on ne veut plus lire, ceux qu'on ne peut plus lire, ceux qui nous ont fait du bien, qui nous ont fait souffrir, ceux qui ont réveillé nos vies, ceux qui ont changé nos vies. Ayant trouvé dans une de ces boîtes à livres, une de ces bibliothèques disséminées ici et là, ayant la forme d'un chalet de montagne faisant plutôt penser à un nichoir pour oiseaux rares, j'ai pris un recueil de poèmes de Paul Eluard intitulé La Vie immédiate. (7) Les livres ont une vie, parfois plusieurs. On les achète, on les offre, on les échange, on les range, on les classe, on les oublie, on les retrouve, on les relit : les livres sont vivants. Ils racontent des histoires, dans leurs pages bien sûr au travers de leurs récits imaginés, des aventures qu'ils décrivent avec des mots qui nous parlent, qui nous transportent, et ils sont vivants aussi parce qu'ils racontent des bribes de vies, des nôtres. Je prends donc ce livre de poèmes de Paul Eluard perché sur l'étagère d'une bibliothèque de rue qui ressemble à nichoir à oiseaux et je lis sur la page de garde les mots manuscrits d'un homme - je comprends tout de suite que ces mots ont été écrits par un homme - qui, un jour, il y a longtemps, à la fin du siècle dernier, a glissé ce livre dans une boîte à lettres ou l'a déposé sur un paillasson devant une porte restée douloureusement close. Et sur la page de garde donc, je lis ces mots écrits à l'encre bleue : "Je suis passé, tu ne m'as pas ouvert. Je voulais simplement m'excuser. Je ne suis pas si cynique que tu le crois. Je t'aime même si tu ne l'as jamais senti, ni cru. Tant pis pour moi. Il est tard, trop tard. Sois heureuse, toi qui fut mienne. Sois heureuse. Tu es belle et je t'aime. (Douce lâcheté de te l'écrire et de ne pas te le dire.) Mais tu n'es pas là. Adieu donc, sois heureuse." L'amoureux passionné mais dépité dirige alors le destinataire, la destinatrice, de ce petit recueil déposé devant sa porte ou glissé dans sa boîte à lettres vers les pages 173 à 176 qui correspondent aux poèmes De l'ennui à l'amour et Son avidité n'a d'égal que moi.

 

Paul Eluard ne reste pas longtemps à la Martinique. Sans doute piqué par un moustique lui ayant inoculé le venin du voyage, il rembarque sur un bateau à destination du Pacifique, vers une destination insulaire qui prendra plusieurs semaines à atteindre. Ce laps de temps lui permettra de penser, de réfléchir, de voir venir. Etre isolé, debout sur un minuscule point au milieu de l'océan, in nessun luogo, l'incitera à la rêverie, à oublier ce que l'on nomme communément la civilisation avec tout son lot d'hypocrisie, de mensonges, de tromperies, d'orgueil, de trahison. "Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes..." (8) Oublier le couple, le sien, celui qu'il forme et qui se déforme avec Gala restée à Paris, loin d'ici, très loin.

 

"Est-elle sortie

Elle est chez elle

Sa maison est ouverte

(...) Je t'aime et je dors avec toi

Ecoute-moi. " (9)

"Mon coeur bat dans tout ton corps

Dans tes retraites préférées

Sur l'herbe blanche de la nuit

Sous les arbres noyés

Nous passons notre vie

A renverser les heures

Nous inventons le temps" (10)

L'amoureux passionné mais dépité tourne les talons, s'en va avec sa solitude et ses regrets. Que deviendra-t-il ? Qu'adviendra-t-il de sa vie sans cet amour ? Elle, derrière la porte qu'elle n'a pas ouverte, lui errant dans des rues sans issue. Il se souvient de ce qu'il s'était dit un jour : Si elle me quitte, je m'en remettrai ; je m'en remettrai à une autre.   

 

 

A suivre...                         

 

 

 

* Raisinier : Nom qui vient du mot raisin par allusion à la forme du fruit. Raisinier est le nom usuel pour désigner le coccoloba uvifera des Antilles. On dit aussi communément raisinier bord-de-mer du fait de l'abondance de la plante sur les plages sableuses des Antilles.                

 

 

(1) Catalogue de l'exposition Gauguin aux Galeries nationales du Grand Palais (Paris) du 10 janvier au 24 avril 1989. 

(2) Lafcadio Hearn (1850-1904) a séjourné à la Martinique et y a connu le Saint-Pierre d'avant l'éruption fatale du 8 mai 1902. Cette ville était selon lui "la plus bizarre, la plus amusante et cependant la plus jolie de toutes les villes des Antilles françaises". Y ayant rencontré des adeptes du quimbois, croyance selon laquelle il existe un esprit plus ou moins divin chez certains animaux, il a publié des contes extraordinaires et mystérieux recueillis lors de son séjour. 

(3) Catalogue de l'exposition Gauguin - Les XX et la Libre Esthétique, exposition organisée à Liège, salle Saint-Georges, du 21 octobre 1994 au 15 janvier 1995, par le Musée d'Art moderne et d'Art contemporain de la Ville de liège (Belgique). 

(4) La Catastrophe par Michel Tauriac (La Table Ronde, 1982)

(5) Entre guillemets et en italique, citations de Paul Eluard. 

(6) Connaissance de l'Asie - Fêtes et traditions au pays du Soleil levant par Louis Frédéric (SCEMI, 1970)

(7) La Vie immédiate suivi de La Rose publique et de Les Yeux fertiles par Paul Eluard (nrf, Gallimard, 1996)

(8) Extrait de la pièce On ne badine pas avec l'amour de Alfred de Musset. Mais c'est mieux quand c'est dit par Gérard Philipe dans le rôle de Perdican. 

(9) Extrait du poème De l'ennui à l'amour de Paul Eluard à la page 173 du recueil cité plus haut.

(10) Extrait du poème Son avidité n'a d'égal que moi à la page 175 dudit recueil.

 

       

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