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11 mars 2024 1 11 /03 /mars /2024 11:11

 

 

Fugue ou "voyage idiot" ?

 

 

 

                                                                       Suite

 

 

 

Tandis que Louis Aragon s'apprête à passer l'été sur la côte basque avec Drieu la Rochelle et qu'André Breton ira à Lorient (24 rue Amiral Courbet) chez ses parents, personne ne sait où est Paul Eluard qui bourlingue - malgré lui ? -entre Atlantique et Pacifique. Comme Arthur Rimbaud, Paul Gauguin et Henry de Monfreid avant lui, Paul Eluard a voulu connaître avant de mourir les affres des quarantièmes rugissants et des cinquantièmes hurlants. Vêtu d'un pull marin sous un caban mouillé par les embruns, il regarde déferler les vagues dégoulinantes de mousse visqueuse qui tapent violemment la coque du cargo tandis que l'air iodé se mêle au mazout qui des cheminées s'envole vers des cieux bas et gris en une fumée épaisse et fétide. Le pont est humide et glissant. De l'huile a coulé sur le sol y laissant des traces multicolores. Le bastingage est froid et gras aux mains qui le touchent. La proue s'enfonce sous le poids des vagues hautes comme un immeuble et des paquets de mer s'abattent en permanence sur les vitres du poste de pilotage. Autour du navire, on n'entend que les cris et les plaintes des vents. Quels noms portent ces vents froids qui transpercent les vêtements jusqu'à l'épiderme ? Il n'y a aucune terre en vue. Ni à bâbord, ni à tribord. L'ailleurs est encore loin.

 

"Ils l'ont tous abandonné - leur confort, leur passé, leur bonheur, l'espoir" (1) écrivit Eluard dans Les malheurs des immortels révélés par Paul Eluard et Max Ernst en 1922. 

 

"Paul Eluard aurait-il du goût pour le suicide ?", demandait Robert Desnos dans la revue Littérature en septembre 1922. Partir c'est mourir un peu, ne dit-on pas ? Enfin il faut bien dire quelque chose. Mourir c'est partir tout à fait, conclurait Alphonse Allais. "J'en ai assez. Je pars en voyage" avait écrit Eluard à son père dans une missive brève et sèche le jour ou la veille de son départ. Je pars en voyage ne signifie pas que l'on n'a pris qu'un billet aller. Arthur Rimbaud, parti à vingt ans après avoir composé les poèmes que l'on sait et décidé à mettre un terme à sa très courte carrière littéraire, s'est engagé dans l'armée hollandaise, est parti pour Java et Batavia (Sumatra), a vécu à Alexandrie, à Chypre, à Aden et en Abyssinie. L'année même de la mort de Rimbaud (1891), Paul Gauguin partait pour la Polynésie via Aden, les Seychelles et la Nouvelle-Calédonie. Sans le sou, il rentrait en France pour la quitter de nouveau trois ans plus tard, cette fois pour ne plus y revenir. Henry de Monfreid, fils du peintre George-Daniel de Monfreid (exécuteur testamentaire de Gauguin), lui aussi répondant à l'appel du large, a longuement séjourné en Abyssinie et a dévoilé, pour le plus grand plaisir de lecteurs en chambre avides de voyages au long cours et de découvertes exotiques, tous les secrets de la mer Rouge. Tous trois n'avaient pas de goût particulier pour le suicide, pour les voyages sans retour : Rimbaud est décédé dans un hôpital de Marseille à l'âge de 37 ans alors qu'on essayait de le guérir de maladies contractées durant ses séjours dans des contrées lointaines et Monfreid, à 95 ans, dans l'Indre. Seul Gauguin est décédé là où il avait voulu se retirer vingt ans auparavant mais pour des raisons d'embarras pécuniaire et bien sûr de santé.

 

Une terre apparaît au loin après plusieurs jours d'un voyage bien mouvementé. Par les hublots de la salle à manger, on peut apercevoir une terre vallonnée à la végétation luxuriante. A cette distance, les mornes apparaissent minuscules. D'ici, la Montagne Pelée paraît toute petite malgré ses 1 351 mètres de hauteur. Les matelots s'affairent. Dans une heure ou deux, peut-être trois, le navire accostera à France-de-France. Eluard foulera bientôt le débarcadère réservé aux navires en provenance des ports européens. Paul Gauguin a aussi marché sur ces quais trente-sept ans auparavant, en 1887. 

 

Il y a quelques années, j'avais voulu parler dans ce blog de la Martinique. Je ne sais plus pour quelle raison. Peut-être à l'occasion de l'exposition organisée autour des oeuvres du peintre George-Daniel de Monfreid au musée Rigaud de Perpignan ou peut-être à la suite de la programmation d'un téléfilm policier tourné sur cette île ou peut-être encore après le séjour d'un ami aux Trois-Ilets dans un hôtel confortable avec vue sur la baie de Fort-de-France, les Trois-Ilets dont la briqueterie a donné sa couleur rouge aux façades des maisons, des tuiles des toits et des trottoirs, spécificité remarquable et inattendue. Mais ce dernier détail ne m'a pas été rapporté par cet ami. Je l'ai lu dans un guide touristique emprunté dans une bibliothèque municipale. (2) Tout ça pour dire que j'avais donc lu en prévision de la rédaction d'un article sur ce blog des publications consacrées à cette île des Caraïbes, romans, guides touristiques, livres d'histoire, etc, sans y donner de suite, laissant provisoirement cette idée de côté. L'escapade improvisée d'Eluard me donne la possibilité de relire ces ouvrages.

 

Après son départ précipité un lundi matin du mois de mars 1924, Paul Eluard, débarquant d'un navire en provenance de Marseille se dirige vers le bureau des douanes du port de Fort-de-France. Ici il n'est connu de personne. Il voyage incognito et seul contrairement à Paul Gauguin qui trente-sept ans auparavant avait débarqué ici en compagnie de Charles Laval, un ami peintre. Il n'a d'ailleurs certainement pas pris le bateau sous son alias littéraire mais sans nul doute sous sa véritable identité, celle qui est écrite sur ses documents de voyage : Eugène Emile Paul Grindel, né le 14 décembre 1895 à Saint-Denis, domicilié 4 avenue Hennocque à Eaubonne (téléphone : 45 à Eaubonne). (3) Pas de photographes, pas de journalistes, pas de micros tendus, pas de curieux, pas de fans, pas de demande d'autographe, pas de mots de bienvenue, seulement des douaniers sans sourire, aux gestes secs, au regard suspicieux, contrôlant l'identité des passagers qui sont, il y a quelques minutes à peine, descendus d'un navire en provenance de Marseille. Tourisme, affaires, famille ? La photo du visage correspondant bien à celui qui se présente derrière les vitres des bureaux de l'administration portuaire, le fonctionnaire peut tamponner le document officiel et le rendre prestement à son propriétaire. 

 

A suivre...      

 

 

(1) En italique, citations de Paul Eluard.

(2) Martinique (Encyclopédies du Voyage, Gallimard, 2017)

(3) Détail lu dans Gala par Dominique Bona de l'Académie française (Flammarion, 1995) 

 

                      

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