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20 mars 2024 3 20 /03 /mars /2024 15:16

 

 

Fugue ou "voyage idiot" ?

 

 

 

___________________________________________________________Suite

                 

 

 

La bibliothèque du navire est réduite à trois courtes étagères. C'est la seule fenêtre culturelle dont disposent les matelots, les hublots étant leurs fenêtres sur un monde de silence et d'immensité. Ils y prennent des revues aux couvertures souples qui ploient sous leur propre poids et celui de leur désintérêt. Leurs textes ne passionnent personne ; seules les illustrations les poussent à feuilleter les pages qu'ils tournent après avoir mouillé leur index. Il n'y a pas, heureusement, que de la lecture à l'eau de rose. Quelques récits d'aventure, des récits de marins, des contes extraordinaires sont proposés aux mousses et autres jeunes recrues à l'uniforme galonné. En parcourant les étagères d'un rapide coup d'oeil, on peut lire sur les tranches des livres brochés ou reliés des noms comme Victor Hugo, Jules Verne, Pierre Loti. Paul Eluard y voit aussi un exemplaire de Thomas l'imposteur de Jean Cocteau, son meilleur antagoniste*. Jean Cocteau s'est un jour expliqué sur le pourquoi de la discorde entre lui-même et Eluard et Aragon au cours d'un entretien fleuve donné à Roger Stéphane paru en 1964. Dans un article de Carte blanche, "où j'avais été très maladroit qui m'a brouillé avec Eluard et Aragon. (...) Ils avaient appelé leur revue Littérature, ce qui est très bien, et j'avais dit que ces jeunes gens très doués pouvaient trouver un titre plus original. Ces mots très doués les avaient choqués ; ils avaient raison. Ça a été une longue brouille..." (1) On y trouve aussi quelques romans policiers. Mais pas de poésie, pas de Baudelaire, de Mallarmé, de Rimbaud, de Verlaine. Cette bibliothèque ne comporte qu'une dizaine de livres tout au plus. Pas de quoi occuper de longs après-midi inutiles et interminables. Entre les repas, les siestes et les parties de cartes, marcher sur le pont supérieur du bateau en scrutant l'horizon à la recherche de la prochaine terre d'escale est la seule distraction que l'on peut ici s'accorder, sur ce navire qui empeste le soufre et le mazout brûlé. 

Les Malouines - ou îles Falkland, Malvinas -, le cap Horn, Ushuaia, Rapa Nui, voguer sur une coquille de noix entre Amérique du Sud et Polynésie comme le fera dans vingt ans le norvégien Thor Heyerdahl sur son radeau de balsa. Regarder la mer jusqu'à la ligne d'horizon. La regarder, l'observer, la scruter encore et encore, inlassablement, jusqu'à s'en crever les yeux. Cela en devient une obsession ; bien sûr que c'est obsédant. 

"La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse

Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,

De cette fonction sublime de berceuse ?

La mer, la vaste mer, console nos labeurs !" (2)

Sur le Pacifique, un minuscule point de déplace cahin-caha au gré des vagues, des vents, des tempêtes. E la nave va...

 

Pendant ce temps, à Paris, le dernier recueil de Paul Eluard paru à quelques centaines d'exemplaires seulement s'arrache à prix d'or dans les librairies de la rive droite et du quartier latin. Pensez donc ! A Wall Street et au Palais Brongniart, la cote d'un poète disparu, peut-être suicidé, ne peut que grimper vers des sommets jamais atteints. Au même moment, des réseaux se disant bien informés publient inlassablement, preuves à l'appui, des informations sur cette surprenante, inquiétante et mystérieuse disparition, se perdant en conjectures, faisant couler beaucoup de salive et affolant les antennes-relais. Morse est heureux, on enquête pour lui. L'auteur de Les animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux (3) est vivant mais mort, se trouve en France mais à l'étranger, dans une grotte mais dans un monastère, dans une masure sans eau ni gaz mais dans une hostellerie 4**** avec golf et piscine, sur une île paradisiaque mais sur un yacht, donne des cours de cuisine mais s'oblige à un régime strict, a été reçu par des amis de longue date mais s'est installé chez de louches inconnus, a été enlevé mais est parti de son plein gré, voyage sous une fausse identité mais porte toujours son patronyme accroché à la boutonnière, en bave pour escalader l'Everest mais fait du vélo en Hollande, s'habille chez les plus grands couturiers mais vagabonde en haillons, prépare une biographie de Confucius mais ne lit que des romans-photos, a peur en avion mais a des contacts télépathiques avec Roland Garros, a rencontré Carlos Gardel mais préfère danser le fox-trot, etc, etc. Des réseaux qui se livrent tels des chiens au travers de chats à une véritable chasse à l'homme (au grand dam de l'Elysée).

"Le chat s'établit dans la nuit pour crier.

Dans l'air libre, dans la nuit, le chat crie.

Et, triste, à hauteur d'homme, l'homme entend son cri." (3)

 

Louis Aragon qui ne veut rien savoir de ces rumeurs, bruits de couloir, suppositions, de ces on-dit que les troufions  - mais je parle là d'un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître - propageaient via une supposée (aujourd'hui on dirait virtuelle) radio-bidasse en ondes très très courtes, supputations et autres affirmations absurdes, refusant avec raison de se perdre en conjectures, se refusant à mener toute enquête, toute recherche, toute investigation, refusant de se demander où se trouve précisément son ami, se lamente cependant de son absence. Il écrit à André Breton : "Et naturellement je n'avais pas pris mon parti de me passer d'Eluard, je ne pouvais pas le prendre, nous ne sommes pas si nombreux au monde. Que quelqu'un me manque ainsi, cela me vexe, m'humilie. Après tout, la grandeur de cette aventure, elle était dans l'idée, elle y est encore. Je ne veux pas succomber à cet acte de scepticisme." (4) 

 

Le navire tangue en cette nuit de pleine lune. Le sommeil ne vient pas. Hypnos est en retard. Ses paupières sont lourdes cependant et les yeux lui brûlent. Je pratiquais souvent le sommeil hypnotique avec eux, à Paris. Mais pas ce soir, pas ce soir ! Le bateau oscille entre trou noir et nuit blanche. La table bouge, les chaises glissent, le lit se déplace de gauche à droite, de bas en haut, s'éloigne de la cloison, voyage jusqu'au milieu de la cabine. Les draps se plissent, les oreillers se déplument, l'édredon se dégonfle. Les globes du lustre par le vent balancés éclatent, se brisant en une multitude de morceaux tranchants. Tout se tort, tout se déforme, les vêtements se déchirent, les livres ne sont plus que d'inutiles blanches pages froissées, la tasse à café s'est ébréchée. Le crâne s'alourdit, les jambes s'engourdissent, les pieds sont froids ; la gorge se serre, la respiration se fait de plus en plus lente, l'angoisse l'étreint. Le corps inerte a creusé un cratère au fond du lit. Il n'est plus que la victime d'un désarroi qu'il a provoqué, qu'il a voulu. La victime d'un ennui mortel. J'en ai marre, je prends du fric dans la caisse, je me tire sans prévenir personne, et après ? Je verrai du pays, je regarderai l'immensité de la mer pendant que des mousses savonneront les ponts, que des mécaniciens huileront les machines, que des gradés seront aux commandes, que la vigie préviendra des dangers alentours, que des cuisiniers prépareront l'ordinaire, tandis que personne ne demandera de changement de cap parce que mon mystery tour, ma grande excursion, ma maudite escapade, je l'ai désirée sans un possible retour en arrière parce que je ne me suis pas donné d'autre choix que d'aller de l'avant. Magical mystery tour, aurait-il chanté pour se rassurer ? C'est à voir. C'est tout vu !            

 

A suivre...   

         

     

 

 

* Voir chapitres précédents. 

 

 

(1) Jean Cocteau - entretien avec Roger Stéphane (RTF et Librairie Jules Tallandier, 1964). La revue Littérature a été créée en mars 1919 par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault bientôt rejoints par Paul Eluard. Sous la seule direction d'André Breton, une seconde mouture de cette revue a paru à partir de 1922 jusqu'en juin 1924. 

(2) Extrait du poème intitulé Moesta et errabunda tiré du recueil Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Le titre en latin signifie "triste et vagabonde".

(3) Le recueil Les animaux et leurs hommes, leurs hommes et leurs animaux a paru en 1920 avec cinq dessins du peintre André Lhote. 

(4) Lettres de Louis Aragon à André Breton - 1918-1931 (Editions Gallimard, 2011)

 

     

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