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27 avril 2022 3 27 /04 /avril /2022 10:58

 

 

Balades & anecdotes du mercredi (12)

 

 

Le square Saint-Lambert est calme en ce début de matinée. Peu de monde à cette heure-ci. Je n'y vois aucune équipe de tournage pour un documentaire sur la centaine de jeunes désoeuvrés et "déséquilibrés par les conditions de la vie moderne" (1), certains issus de familles recomposées qui vivaient à huit dans deux pièces et qui se réunissaient là pour y faire, au début des années 1960, les quatre cents coups. Seuls quelques femmes s'adonnent à leur tai-chi quotidien. La lenteur de leurs mouvements apporte encore plus de calme à l'espace vert de deux hectares qui fut aménagé sur la partie la plus accidentée du terrain qu'occupait jusqu'en 1930 l'usine à gaz de Vaugirard. Les immeubles qui l'entourent sont de style art déco comme le lycée Camille Sée de la rue Léon Lhermitte, construit en 1934. L'herbe étant encore humide pour cause d'averse récente, je m'assois sur un banc sous la statue des Oursons de Victor Peter. Un garçon au visage de préadolescent s'installe non loin de moi quelques secondes après. 

- Je t'ai vu au Blomet, me dit-il.

Il me semblait bien l'avoir aperçu au fond de l'estaminet dessinant sur un petit carnet à croquis. 

- Tu m'a suivi ?

- Hasard Balthazar. Moi c'est Munkki. J'habite le quartier. Quand je travaille pas, je descends au Blomet pour le ptit-déj et je croque les gens qui passent, les gens qui discutent, les gens qui lèvent le coude. Les gens, quoi ! Ce matin, j'ai dessiné la taulière du troquet. Comme disait Matisse, "je viens de croquer la patronne du café que jusqu'ici j'avais trouvée très jolie et je remarque qu'en la dessinant je n'ai pris que tout ce qu'elle avait de laid". (2) Je suis pas Matisse non plus, hein !, ajoute-t-il en me montrant son dessin au crayon. 

- Tu dessines pour le plaisir ?

- Ouais, j'aime bien ça. Ça passe le temps. Comme ça je suis pas bêtement sur mon portable. J'aime pas ça les portables. J'en ai pas d'ailleurs. Et toi, t'habites dans les parages ?

Je lui réponds que j'habite à Toulouse et que je suis à Paris pour quelques jours, que je suis venu assister à une réunion de travail sur... Mais Munkki ne m'écoute déjà plus ; il a rouvert son carnet et dessine de nouveau.

- Tu crèches où ? 

- Chez un pote rue François Bonvin.

- Ah ! Je le connais peut-être ? 

- Il s'appelle Zen.

Je précise qu'il est en ce moment à la fac, qu'il m'a mis dehors de chez lui à l'aube, que je n'ai pas eu le temps de prendre une douche, que c'est la raison pour laquelle j'ai pris le petit-déjeuner au Blomet, etc.  

- Zen, non, ça me dit rien ! Il est cool le quartier ; j'aime bien vivre ici. Je vais à la piscine Blomet maintenant. Tu viens ? Et il fait quoi ton pote Zen ? Quelles études ?

- Des études d'histoire. En ce moment, il bosse sur la Russie. 

- Il a de quoi faire alors ! Moi, j'aime pas l'histoire. 

Munkki donne encore quelques coups de crayon sur une page de son carnet et me montre gros nez, yeux exorbités, cheveux hirsutes, joues potelées, menton exagérément double. Si les traits du visage sont de lui, la bouche et le regard n'appartiennent qu'à moi.

- J'ai pas de maillot.

- Ils en louent à la caisse. Ce serait sympa, non, que tu viennes !

Nous nous dirigeons vers la piscine - bains-douches Blomet en passant devant le square de l'Oiseau Lunaire et sa sculpture de Miró. Munkki marche, parle, s'agite comme un enfant. 

- Dans un musée, me dit-il, il y a deux personnes avec une mauvaise vue qui regarde la toile d'un peintre espagnol. C'est quoi à ton avis tout ça ? C'est un tableau, deux miros.

 

Du bord du bassin, Munkki plonge puis remonte prestement. Avec ses lunettes de bain, il a l'air encore plus enfantin que dans la rue. On lui donnerait une pelle et un seau, il nous construirait un château de sable, des remparts, des donjons. Il le fait mais avec un crayon noir et quelques feuilles de papier. Il regarde l'onde, lui décoche quelques coups de pied, rajuste son bonnet et replonge dans les profondeurs de son univers. Il s'éloigne par des mouvements de brasse papillon puis se retourne pour effectuer des moulinets pour un dos crawlé endiablé et ridicule puis revient du grand bain en brasse coulée. Chaque été à Menton, me dit-il, il allait au Club Mickey pour apprendre différentes nages, obtenait des brevets et sa photo dans Nice-Matin. 

- Tu me donnes quel âge ?, me demande-t-il alors que nous parlions de tout autre chose.

J'hésite, examine son torse de crevette, regarde ses hanches menues resserrées dans un maillot de taille S, peut-être même XS, ses cuisses, ses mollets de coq, mais n'ose avancer un chiffre. 

- Je viens d'avoir vingt ans ; je suis un bébé millénium.

Il est né en avril 2002. Ce siècle avait deux ans. Ou un an c'est selon. Ses parents se souviennent, ô combien, de ce mois de printemps ; les électeurs et les abstentionnistes aussi. Ses parents doivent prochainement venir à Paris depuis la Charente pour fêter avec leur junior l'annuel événement. Il est déjà midi. Munkki me dit qu'il a assez nagé, qu'il va rentrer chez lui. Je lui propose de venir au ciné cet après-midi. 

- Pour voir quoi ? 

Je lui raconte en deux phrases que Cléo erre, entre 5 et 7, dans différents quartiers de Paris avant de se rendre à l'hôpital de La Salpêtrière pour y connaître les résultats de ses récents examens médicaux. J'ajoute que c'est un film de Agnès Varda.

- Connais pas ! Une promenade dans le Paris des années 1960, tu dis ? Avec des tacots et des autobus à nacelle ?       

               

 

 

(1) Selon un documentaire diffusé en 1962 sur l'unique chaîne de l'ORTF.

(2) Citation tirée du catalogue de l'exposition Quelque chose de plus que la couleur. Le dessin fauve 1900-1908 au Musée Cantini de Marseille du 22 juin au 29 septembre 2002.      

 

 

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