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20 avril 2022 3 20 /04 /avril /2022 10:29

 

 

Balades & anecdotes du mercredi (11)

 

 

Café croissant dans un bar de la rue Blomet. Le même qu'hier. Zen est parti tôt pour la fac. Il a cours toute la journée. Le bar est situé en face du n°45, adresse où dans les années 1920, a vécu Joan Miró, le peintre du bleu. "Ceci est la couleur de mes rêves", a-t-il écrit. Si le ciel de Paris ce matin pouvait être aussi bleu que ses tableaux ! Il y a peint La Famille, Paris (rue Blomet), 16 mai 1924, maintenant au MOMA de New York, dessin qu'il a voulu "très lumineux comme des yeux de chat". Sur le trottoir ne s'activent que des passants pressés, cols relevés (cheveux mouillés) ou sous cloche (floc dans les flaques). Un type, imperméable et bas de pantalon trempés, se réfugie près du comptoir, demande un café et répète : "Quel temps ! quel temps !" Sur un écran de télé muet, la dernière ligne droite avant le premier tour de la présidentielle. Je demande un autre café - sans croissant cette fois - dans l'attente d'une accalmie. Un coup de tonnerre claque faisant redoubler les précipitations. Un orage comme il peut y avoir en Louisiane durant l'été. Zen avait éteint la lumière mais n'avait cessé de parler dans la pénombre du séjour linguistique en Louisiane de ce père qu'il n'avait jamais vu, durant le mois d'août 1987, alors qu'il avait treize ou quatorze ans. Il débitait ce que son grand-père lui avait rapporté : des anecdotes sur la Louisiane, cet Etat qui se dit différent des quarante-neuf autres, cet Etat plat comme Le Plat pays de Jacques Brel (le point le plus haut ne culmine qu'à 163 mètres) où l'on parle français (cajun), où l'on écoute du jazz jusque tard dans la nuit sur les bords du Mississippi, où l'on danse dans des "fais dodo" dès six heures le matin, où l'on écoute la légende d'Evangéline sous le chêne de Saint-Martinville (petite bourgade au sud de Lafayette surnommée le Petit Paris), d'où l'on extrait du pétrole et du gaz, où l'on fait pousser du riz et où l'on cueille le piment (pour élaborer une sauce épicée connue dans le monde entier), où les mets les plus appréciés s'appellent gumbo aux fruits de mer, cuisses de ouaouaron (grenouille) frites, chevrettes (crevettes) frites, écrevisses en étouffée, jambalaya, tarte aux pacanes. Une terre inhospitalière bordée de marécages infestés de maringouins (moustiques) et balayée par les ouragans où vivent pourtant quatre millions de personnes dans des paroisses (en Louisiane on ne dit pas comté) aux doux noms de Beauregard, Vermilion ou Pointe Coupée. Zen en parlait comme s'il avait été ce collégien de treize ou quatorze ans parti avec sa prof de géographie pour parfaire son anglais durant un mois dans une famille de Lake Charles, dernière agglomération importante avant la rivière Sabine et le grand Texas. Chateaubriand (qui avait un goût pour l'exotisme édifiant selon Maurice Denuzière) l'avait décrite ; Delacroix l'avait peinte par une scène de la vie des Natchez ; le père de Zen l'avait visitée. La semaine, il allait à des cours dans une école proche de Downtown Mall et les dimanches, à bord d'un gros char, il parcourait avec sa famille d'accueil le Creole Nature Trail qui borde marais et bayous et qui mène au golfe du Mexique où le poisson est abondant. Ce voyage l'avait terriblement marqué. Le retour à la vraie vie, à la vie parisienne, à la vie de la rue de Romainville avait été douloureux. Il ne parlait que de la Louisiane, en rêvait la nuit, achetait des magazines dont les articles nombreux à l'époque parlait de cet Etat différent où les gens s'appellent Broussard, Turpin, Lafleur. Il s'était mis à sécher des cours, ne fréquentait plus ses copains de classe, rejetait ce qu'il avait aimé. Zen se demandait si son désir secret n'avait pas été d'y retourner un jour pour toujours. 

- Il vit là-bas tu crois, avais-je demandé.

- Je sais pas. Je me renseignerai ; j'irai voir en Acadiana s'il est toujours vivant, s'il saura me reconnaître, avait-il répondu. 

 

La pluie continue de tomber. Bon, on va le voir ce film ?, demandé-je à Thélemm. T'attendais que je t'appelle. Tu vois, j'ai pas perdu ton numéro. A quelle heure ? Quatre heures ! OK, rendez-vous devant le ciné. Je demande un autre café. Quel temps me dit le serveur imitant le type à l'imperméable et au bas de pantalon trempés qui a quitté le bar en courant vers la rue Mademoiselle. Si cette fichue pluie pouvait cesser je pourrais me balader dans le square Saint-Lambert tout proche. L'écran de télé muet continue de déverser ses reportages et autres interviews en vue du premier tour qui aura lieu dimanche. Tu votes ?, m'avait demandé Zen. Pour que je puisse voter il faudrait que je trouve un train qui arrive à Matabiau avant la fin du scrutin. Un candidat reprend les propositions d'un adversaire et en pèse le contre. Une candidate dit qu'elle est en capacité de se qualifier pour le second tour. Heureusement qu'il y a des bandeaux en bas de l'écran pour nous tenir constamment au courant de ce qui se passe partout dans le monde ! Elles et ils ont tous raison... dans leur coin. Toutes et tous ont des idées de génie, des programmes en or, des promesses fabuleuses. Sans confrontation avec les onze autres candidats, chacune et chacun sont convaincants. Pendant des décennies (comme encore aujourd'hui), il y en a eu des débats, des "Club de la Presse" machin, des "Grand jury" bidule, des "7 sur 7", des "L'Heure de vérité", des "Cartes sur table", tant d'heures passées dans les studios à bavarder, expliquer, décrypter, à parler pour le bien dire, pour si peu d'arrivage. Tu votes toi ?, avais-je demandé à Zen. Je crois pas, non !, m'avait-il répondu. 34% des 18-24 ans se sont abstenus au second tour de la présidentielle de 2017. Zen et moi avions alors vingt-deux ans et ni lui ni moi ne s'étions déplacés pour cette échéance pourtant de la plus haute importance. Alors pourquoi pas dimanche 10 avril ? Un client a laissé le journal qu'il lisait devant son café crème. Pour passer le temps je le prends et en lis quelques articles dans la rubrique réservée au tourisme. Dans une station balnéaire de la Costa del Sol, deux Français trentenaires ont récemment repris le concept d'une boutique hippie qui faisait fureur dans les années 1960 parmi les jeunes qui passaient leurs vacances en Espagne où le coût de la vie était minime, sous le regard bienveillant d'un pouvoir central autoritaire et centralisateur. A lire le journal, "l'année 1969, année érotique comme chacun sait, est de retour avec ses tenues bariolées, ses bandanas fluorescents, ses vestes fleuries, ses pantalons pattes d'eph, ses mini jupes, sa musique pop et son immortelle devise : "Make love not war". Tout ces symboles des années hippies seront à retrouver dans cette échoppe, "La Boutikipy" située à ... dont les concepteurs ne se disent pas nostalgiques de cette période du 20ème siècle qu'ils n'ont de toute façon pas connue mais qui se définissent comme des reconditionneurs d'intérêt pour la période 68/74 qui disait non à la guerre, non à la société de consommation et qui avait anticipé les maux dont la Terre souffre maintenant en matière de pollution et de réchauffement climatique. La nouvelle installation de nos deux compatriotes ne se résumera pas en une simple boutique de fringues et d'accessoires. Ce concept-store proposera aussi une gamme complète de produits bio (alimentation et cosmétiques), un espace multimédia, une salle de cinéma dédiée à des documentaires sur les dysfonctionnements endurés par la planète, une salle de conférences de cinquante places où viendront échanger des intervenants multilingues dans une ambiance conviviale basée sur le partage." Le soleil brille enfin. Après trois cafés, j'ai bien mérité ma balade au Saint-Lambert.                           

                         

 

Sources :

 

Catalogue de l'exposition Joan Miró 1917-1934 La naissance du monde au Centre Georges Pompidou du 3 mars au 28 juin 2004. 

 

La Louisiane aujourd'hui par Michel Tauriac (les éditions du jaguar / les éditions j.a., 1986)

 

Recettes préférées de la Nouvelle-Orléans par Suzanne Ormond, Mary E. Irvine, Denyse Cantin (Pelican Publishing Company, Gretna 1989)

 

      

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