Je me souviendrai toute ma vie de l'instrument de musique qui a nom "Tenora" ; c'est long comme une clarinette et ça lutterait, affirme un musicien, avec quarante trombones. Le son en est sec comme celui de la cornemuse. J'ai entendu la "Tenora" à Figueras, ville de la Catalogne, dans un petit orchestre sur la place publique. L'orchestre était composé d'un violoncelle, d'un piston, de cuivres et d'une flûte, qui faisait de brefs et charmants soli. On dansait la sardane et avant chaque danse l'orchestre exécutait une longue introduction d'une allure grandiloquente. La déclamation de la "Tenora" était soutenue par les autres instruments bien serrés l'un contre l'autre. Ce sont les musiciens de la ville qui composent cette admirable musique ; leurs noms sont inconnus en France excepté de la Maison Pathé frères. Ces fabricants de phonographes ne reculent devant aucun sacrifice quand il s'agit, etc. Après l'introduction, le rythme de la danse commence ; ce rythme est d'une solidité telle que je ne crois pâs qu'on puisse souhaiter davantage : un rythme de polka coupé de silences brusques, de longues fioritures. Il y a dans la musique des sardanes des embrasements qui font penser à la splendeur. La sardane se danse en rond, bras en girandoles et presque immobiles, sauf dans les moments d'embrasement. Vous regarderez les pieds des danseurs qui sont tendus et qui exécutent des grimaces gracieuses. Au centre de la ronde, il y a une autre ronde et, au milieu de cette ronde, une autre ; et les mouvements de ces rondes sont les mêmes, mais ne coincident pas, parce que chaque meneur de ronde n'a pas le même sentiment de la musique. Il y avait plusieurs roses de rondes le soir sur le pavé de la place de Figueras.
Sardane ! tu es comme une rose
Et toutes ces jeunes filles sont en rose.
Il n'y a que les maisons qui ne dansent pas,
Et l'on se demande pourquoi.
La musique a fait pleurer nos yeux
La musique ingénue a gêné nos poitrines,
Comme elle a regonflé le cercle grave et joyeux
Chantez ! chantez ! chantez ! tenoras et clarines.
Le peuple serait comme les vagues de la mer
Si la mer était rose et tournait dans la nuit,
Si la nuit était rose, si rose était la mer
Et si la mer était comme les arbres verts.
Filles de muletiers, gens qui servez à table
Penchez-vous ! jetez-vous des regards adorables,
Et par-dessus les bras tendus en candélabres !
Songez à Dieu qui vous regarde dans les arbres.
Et par les yeux des boutiques et par la mer.
La tenora fendait la nuit et sa poussière
Nasillarde, comme avec des éclats de verre
La danse roucoulait noblement avec des passements de pied allègres.
Chaque instrument se tenait par la taille
Et la tenora dans la musique faisait une entaille.
Ainsi que dans une tragédie est un spectre
Qui passe rarement et passe comme un astre
La sèche tenora, trompette nasillarde
Ne bruit que rarement pour des courtes sardanes.
Les fillettes iront se coucher de bonne heure.
Et les hommes seront au café tout à l'heure
Car les musiciens sont payés tant par heure
Quarante pesetas pour donner du bonheur.
Un garçon se plaignait qu'on ne sût plus danser.
Une fille grattait la jambe à son soulier.
Vers la fin, des messieurs et des dames très bien
S'appliquaient du pied gauche et la main dans la main.
Dansez aussi, dame en grand deuil.
Une fille a reçu de la poussière dans l'oeil.
Elle va se cacher derrière un réverbère
Où l'attendait sa mère avec les autres mères
Et malgré sa douleur elle sourit encore
Aux accents séduisants de l'ardente tenore.
Les balcons se drapaient de couleurs catalanes
Pendant que tressautait la rose des sardanes.
Le choc du jaune et du rouge s'allie assez
Avec, ô tenora, tes gammes alliacées.
Elle m'a grisé comme une eau-de-vie.
Elle s'est éteinte comme une bougie
Son souvenir est dans ma vie.
On dit que l'Empereur a passé par ici
Et qu'on retrouve encor ses soldats dans les puits.
Les soldats ont dansé la sardane en vainqueurs
Couché derrière ces terrasses, ces géraniums, ces pilastres
Ils ne s'éveillaient plus un poignard dans le coeur.
La sèche tenora a passé comme un astre.
Adieu, sardane et tenora ! Adieu, tenoras et sardane
Demain, puisque le sort me damne
Demain puisque le czar l'ordonne
Demain je serai loin d'ici
Demain dans les jardins près de ces monastères
Le peuple sourira pour cacher ses prières
Et moi je te dirai merci !
Max Jacob, "Le Laboratoire Central"