En 1927, Paul Claudel quitte l'ambassade de France à Tokyo pour prendre son nouveau poste d'ambassadeur à Washington DC aux Etats-Unis. Ce n'est pas la première fois que l'écrivain se rend en Amérique. Déjà, en 1893, il avait été nommé vice-consul à New York puis à Boston. Quand à la fin des années 20, Paul Claudel remet les pieds sur le sol américain, les Etats-Unis comptent 106 021 568 habitants selon le recensement de 1920 (le recensement de 1930 fera état d'une population de 123 202 660 habitants) et la ville la plus peuplée est New York avec 8 025 000 habitants. Durant les six années au cours desquelles il est en poste à Washington, il rend compte au gouvernement français des raisons de la montée en puissance de l'économie américaine, explique les innovations dont l'Europe, un jour, s'inspirera, mais s'inquiète aussi de la fragilité d'un capitalisme spéculatif et sur les dangers du protectionnisme qui se manifeste aux Etats-Unis. Dès le début de l'année 1928, il pressent la crise de 1929, en dénonçant le recours massif au crédit et l'emballement d'une bourse qui spécule indéfiniment sur sa propre hausse. Il voyage aussi à travers les Etats-Unis, et travaille pour encourager les liens d'amitié et de commerce entre les Etats-Unis et la France en visitant en particulier les régions francophones du pays, la Louisiane et la Nouvelle Angleterre. Avec Paul Morand, lui-même écrivain et diplomate, il parcourt les montagnes Rocheuses et admire, enthousiaste et silencieux, le Grand Canyon :
"Sapins de misère. Sol rouillé, abandon plat.
On dirait d'abord que cela ne se passe pas autrement qu'ailleurs.
Mais voici Claudel,
adossé à l'hôtel El Tovar, au bord du désert interrompu.
Il ne pense pas qu'il fait froid.
Il regarde à travers ces grosses lunettes qu'il porte depuis le Japon
et appuie de tout son poids sur le paysage.
Précipice
long comme la route de Paris au Havre
et large de douze kilomètres.
Insurrection de rochers,
éboulements, terrasses effondrées,
dessinées comme les jeux de la nature à l'intérieur des agates.
Le vainqueur de la plus grande crevasse de la terre
c'est ce ruisseau, ce fil à la volonté tranchante,
Colorado
descendu au coeur de ce beurre passif, gris et rose.
Claudel avec enthousiasme,
désigne de l'autre côté de l'abîme,
des cités entières, ingurgitées,
des cirques,
des paquebots,
des acropoles.
- 'On sent, dit-il, comme la volonté d'un architecte de répéter tout le temps le même motif.'
Moi,
je regrette qu'il n'y ait pas de soleil,
parce que le puits manque de relief ;
mais si j'exprime cela
Claudel répondra qu'il déteste les pessimistes.
Sa bouche s'ouvrira de chaque côté,
montrant ces dents du bas, fortes et rangées serré
qui lui donnent un air irrité, même quand il ne l'est pas.
- 'On est devant quelque chose de très important...
une des choses les plus importantes du monde...'
... 'Il n'y a que les couchers de soleil qui,
chez nous,
osent des tons et des formes pareilles...'
... 'On voit que le soleil est d'ici,
qu'il cherche à faire allusion à ceci,
quand il tombe...'
... 'L'amérique, pays de l'après-midi... heure des présents magnifiques et insipides.'
Soudain,
l'ambassadeur de France aux Etats-Unis
parle de Bach,
puis des derniers quatuors de Beethoven
qui ont certainement un sens
qu'on n'a pas encore découvert.
Il enfonce sur sa tête son petit chapeau
et plein d'une excitation silencieuse,
napoléonien, optimiste, naturel,
il nous quitte pour marcher tout seul dans la neige,
attaquant la route
comme il fonce sur les gens ou les idées,
en toro de bas en haut.
Rien ne peut plus avoir raison de lui
que l'heure du déjeuner."
Paul Morand, "Paul Claudel au Grand Canyon", mars 1927.
Photo, New York Stock Exchange, Wall Street, New York (N.Y.)