Au début de 1929, Paul Eluard, lors d'une virée nocturne, rencontre Camille Goemans, poète belge qui a une galerie, rue de Seine à Paris, et qui, ce soir-là, est avec un jeune peintre espagnol, un inconnu pour beaucoup, qui porte une fine moustache : Salvador Dali. Au cours de la conversation, ce dernier invite Goemans et Eluard à venir le voir dans son atelier de Cadaquès sur la Costa Brava. Ils acceptent, et c'est en compagnie de leurs épouses respectives et de René Magritte, qu'ils se rendent dans le petit port catalan que Dali a déjà peint quelques années plus tôt, comme dans un tableau intitulé "Port Alguer", vivible aujourd'hui au Théâtre-Musée Dali de figueres, et qui date de 1924. La suite nous est contée par Dominique Bona dans son livre sur Gala : "Lorsque Paul et Gala, avec Cécile, arrivent à Cadaquès, en plein mois d'août, au coeur de l'été catalan, ils s'installent au village, à l'hôtel Miramar où les ont précédés les Magritte et les Goemans. Comme tous les visiteurs qui découvrent la région, ils ont dû avoir l'impression, après un exténuant voyage, de s'être trompés de route et fixés par erreur, malgré les beautés sauvages du site, dans un incroyable cul-de-sac.
(...) Son atelier (1), dans la maison familiale, est sacré, Personne, pas même son père, ne l'y dérange. On respecte sa solitude. Et on admire tout ce qu'il peint. Car la peinture est, au coeur de son territoire méditerranéen, le vrai royaume de cet enfant-roi qui dit peindre depuis le berceau."
Ce séjour, cette visite à Dali et les oeuvres qu'il montre à ses invités, inspirent à Paul Eluard des vers que celui-ci fait paraître, l'année suivante, sous le titre "Salvador Dali" inclus dans "La Vie immédiate" :
"C'est en tirant sur la corde des villes en fanant
Les provinces que le délié des sexes
Accroît les sentiments rugueux du père
En quête d'une végétation nouvelle
Dont les nuits boule de neige
Interdisent à l'adresse de montrer le bout mobile de son nez.
C'est en lisant les graines imperceptibles des désirs
Que l'aiguille s'arrête complaisamment
Sur la dernière minute de l'araignée et du pavot
Sur la céramique de l'iris et du point de suspension
Que l'aiguille se noue sur la fausse audace
De l'arrêt dans les gares et du doigt de la pudeur
C'est en pavant les rues de nids d'oiseaux
Que le piano des mêlées de géants
Fait passer au profit de la famine
Les chants interminables des changements de grandeur
De deux êtres qui se quittent.
C'est en acceptant de se servir des outils de la rouille
En constatant nonchalamment la bonne foi du métal
Que les mains s'ouvrent aux délices des bouquets
Et autres petits diables des villégiatures
Au fond des poches rayées de rouge.
C'est en s'accrochant à un rideau de mouches
Que la pêcheuse malingre se défend des marins
Elle ne s'intéresse pas à la mer bête et ronde
comme une pomme
Le bois qui manque la forêt qui n'est pas là
La rencontre qui n'a pas lieu et pour boire
La verdure dans les verres et la bouche qui n'est faite
Que pour pleurer une arme le seul terme
de comparaison
Avec la table avec le verre avec les larmes
Et l'ombre forge la squelette du cristal de roche.
C'est pour ne pas laisser ces yeux les nôtres vides
entre nous
Qu'elle tend ses bras nus
La fille sans bijoux la fille à la peau nue
Il faudrait bien par-ci par-là des rochers des vagues
Des femmes pour nous distraire pour nous habiller
Ou des cerises d'émeraudes dans le lait de la rosée.
Tant d'aubes brèves dans les mains
Tant de gestes maniaques pour dissiper l'insomnie
Sous la rebondissante nuit du linge
Face à l'escalier dont chaque marche est le plateau
d'une balance
Face aux oiseaux dressés contre les torrents
L'étoile lourde du beau temps s'ouvre les veines."