"Une fois, des années après sa mort, je fis une conférence sur Garcia Lorca et quelqu'un, dans le public, me demanda :
- Pourquoi dites-vous dans votre ode à Federico que grâce à lui 'on peint en bleu les hôpitaux' ?
Je répondis :
- Ecoutez-moi. Poser une question de ce genre à un poète, c'est comme demander son âge à une femme. La poésie n'est pas une matière statique mais un courant fluide qui très souvent s'échappe des mains du propre créateur. Sa matière première est faite d'éléments à la fois réels et irréels, de choses qui existent et n'existent pas. De toute façon, je vais essayer de vous répondre avec sincérité. Pour moi le bleu est la plus belle des couleurs. Il implique un espace humain, la voûte céleste par exemple, tourné vers la liberté et la joie. La présence de Federico, sa magie personnelle, imposaient une ambiance d'allégresse autour de lui. Mon vers veut propablement dire que même les hôpitaux, même la tristesse des hôpitaux, pouvaient se transformer sous le charme de son influence et se métamorphoser brusquement en beaux bâtiments bleus." (1)
"Si je pouvais pleurer de peur dans une maison abandonnée,
si je pouvais m'arracher les yeux et les manger,
je le ferais pour ta voix d'oranger endeuillé
et pour ta poésie qui jaillit en criant.
Parce que pour toi l'on peint en bleu les hôpitaux
et poussent les écoles, les quartiers maritimes,
et les anges blessés se peuplent de plumes,
et les poissons nuptiaux se couvrent d'écailles,
et les hérissons s'envolent vers le ciel :
pour toi les ateliers avec leurs membranes noires
se remplissent de cuillères et de sang
et avalent des ceintures déchirées, et se tuent de baisers,
et s'habillent en blanc.
Lorsque tu voles vêtu de pêches,
lorsque tu ris avec un rire de riz furieux,
lorsque tu secoues pour chanter les artères et les dents,
la gorge et les doigts,
je mourrais pour ta douceur,
je mourrais pour les lacs rouges
où tu vis au milieu de l'automne
avec un coursier déchu et un dieu ensanglanté,
je mourrais pour les cimetières
qui passent comme des fleuves cendreux
d'eau et de tombes,
la nuit, entre des cloches étouffées :
fleuves épais comme des dortoirs
de soldats malades, qui tout à coup montent
vers la mort sur des fleuves avec des numéros de marbre
et des couronnes pourries, et des huiles funéraires :
je mourrais pour te voir la nuit
regarder passer les croix noyés,
debout en pleurant,
car face au fleuve de la mort tu pleures
éperdument, douloureusement,
tu pleures en pleurant, les yeux pleins
de larmes, de larmes, de larmes.
Si je pouvais la nuit, éperdument seul,
accumuler oubli et ombre et fumée
sur les chemins de fer et les bateaux à vapeur,
avec un obscur entonnoir,
en mordant les cendres,
je le ferais pour cet arbre où tu pousses,
pour l'eau dorée des nids que tu rassembles,
et pour le liseron qui te couvre les os
et te livre le secret de la nuit.
Des villes à l'odeur d'oignon mouillé
attendent que tu passes en chantant à voix rauque,
de silencieux bateaux de sperme te poursuivent,
et des colombes vertes ont fait leur nid sur tes cheveux,
et puis des coquilles et des semaines,
des mâts torses et des cerises
circulent définitivement lorsque s'avancent
les quinze yeux de ta tête pâle
et ta bouche de sang submergée.(2)
(1) J'avoue que j'ai vécu, Pablo Neruda (Editions Gallimard, 1975).
(2) Ode à Federico Garcia Lorca, Pablo Neruda (Résidence sur la Terre - 1931-1935).