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8 avril 2019 1 08 /04 /avril /2019 11:14

"Impossible est un mot que je ne dis jamais." (Collin d'Harleville : 1755-1806)

 

Je déambule dans Perpignan et l'envie me vient tout à coup d'entrer dans la cour Mailly du musée d'Art Hyacinthe Rigaud. Le musée est encore ouvert au public. Il fermera dans une heure. Cela ne fait rien. La fermeture des portes ne me surprendra pas ; elle me laissera indifférent. L'employé aura beau crier que le musée ferme, aura beau insister sur le fait que c'est tout pour aujourd'hui, qu'il faudra revenir demain ou un autre jour pour pouvoir poursuivre la visite, son insistance n'aura pas de prise sur moi. Quand les derniers visiteurs auront franchi le lourd portail d'entrée, je resterai là, avec pour seule compagnie celle des peintres dont les ombres me conteront leur histoire. Me laisser enfermer dans un musée, passer une nuit entière dans un musée, voir des oeuvres exposées sous la faible lueur de quelques ampoules encore restées allumées, voilà qui était pour moi depuis longtemps le summum du fantasme culturel. Et le meilleur moyen étant de céder à une tentation pour s'en libérer, je veux être debout toute une nuit face aux oeuvres quand autour de moi régnera le calme et que le monde sera lové dans les bras de Morphée. Je vivrai dans un monde de silence qui en dira long, un monde de couleurs en noir et blanc, un monde étalé sur plusieurs siècles qui durera seulement une nuit. Je ne dérangerai pas les personnages portraiturés, je ne perturberai ni l'alarme, ni l'agent de sécurité qui somnolera devant ses écrans de contrôle. Je ne ferai pas craquer les parquets, je marcherai sur la pointe des pieds, mes pas ne laisseront pas de traces sur les tommettes et je ressortirai demain, ni vu ni connu, libre, satisfait et comblé par cet intermède ludo-éducatif. Apprendre en s'amusant, tel est le secret pour se constituer une culture générale bien agencée, bien rangée, bien organisée. Depuis que des acteurs ont joué dans "La Nuit au Musée" (film sorti en France en 2007 et dont le titre original est "Night at the Museum"), je voulais aussi vivre ma nuit au musée, mais sans spectateurs, sans témoins, sans que personne autour de moi ne vienne faire de commentaires sur ma - mauvaise - conduite, bref, une nuit sous les étoiles, avec les stars du pinceau, de la palette et du ciseau. 

 

Quand suis-je pour la première fois entré dans un musée ? Je ne pourrais dire la date exacte et c'est sans importance. Un jour que j'étais chez un cousin éloigné déjà assez âgé (mais quand on a douze ans, toute personne plus âgée que soi est forcément vieille) et alors qu'il me parlait d'art en me montrant la toile accrochée au-dessus du buffet de sa salle à manger qu'il avait peinte après avoir posé son chevalet sur la Via Appia dans les années 1930, il me tint à peu près ce langage : "Dis donc petit, à ton âge, il faudrait aller dans des musées !" Lui-même habitait rue Franklin au-dessus du musée Clemenceau. Je ne lui ai jamais demandé s'il avait vu le Tigre sortir de son appartement ou pire s'il l'avait vu se faire tirer dessus le 19 février 1919*. Ambroise Vollard raconte dans ses Souvenirs d'un marchand de tableaux qu'après avoir quitté un ami qui habitait au 8 rue Franklin, il croisa Clemenceau dans le hall de l'immeuble. Cet ami était-il mon cousin éloigné ? Je ne le saurai jamais. Quoi qu'il en soit, il m'emmena sur le champ au musée de la Marine où je le suivis jusqu'aux toiles de Vernet qui montrent les Ports de France au 18ème siècle et au musée national des Monuments français où je pus voir, grandeur nature, les chefs-d'oeuvre de l'art roman. Puis, comme j'aimais les chinoiseries, il me conseilla d'aller au musée Cernuschi et m'encouragea à aller voir une exposition sur la vie quotidienne - peut-être durant la Première guerre mondiale ? - dans un village appelé Minot - en Châtillonnais - au musée national des Arts et traditions populaires. Je dois avouer que voguer au fil de la Rivière enchantée dans le Jardin d'Acclimatation voisin me laissa un meilleur souvenir que cette exposition dont j'ai tout oublié. Le cousin disparu, demeurant seul avec mes buts de promenades, je continuai à aller dans des musées. Toujours les mêmes je dois le dire. Les dimanches après-midi d'hiver, mon petit plaisir était de prendre le métro jusqu'à Châtelet (c'était direct depuis chez moi) de marcher jusqu'au Louvre (à l'époque gratuit le dimanche) dans lequel je pénétrais par l'étroite et presque dérobée porte Denon et d'aller voir les toiles de Hyacinthe Rigaud (à ce moment-là je ne savais pas qu'il était né à Perpignan), le portrait de Louis XIV et celui de Bossuet, celles de Clouet dont le portrait de François Ier m'enchantait, le Louis XIII de Philippe de Champaigne et de passer devant la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo. Les salles où peuvent être admirées de nos jours les toiles de Rigaud - au deuxième étage de la cour Carrée - étaient celles où se visitait le musée de la Marine avant son transfert au Palais de Chaillot en 1937. Après avoir traversé la Cour Napoléon où je me frayais un chemin entre les voitures des visiteurs - à l'endroit même où s'élèvera une douzaine d'années plus tard la Pyramide de Pei -, je marchais jusqu'à Saint-Paul et m'engageais dans la rue de Sévigné jusqu'au musée Carnavalet. Le Marais, en 1975 ou 1976, ne ressemblait en rien au quartier qu'il est aujourd'hui. Le dimanche après-midi, surtout l'hiver, les rues étaient vides et les magasins fermés. Le Centre Pompidou était en construction, le musée Picasso n'existait pas, le musée Cognacq-Jay se trouvait encore sur le boulevard des Capucines à deux pas de l'Opéra et le musée consacré à l'histoire de Paris n'avait pas encore investi l'hôtel Saint-Fargeau même si au début des années 1960, il était déjà prévu de déménager la bibliothèque de la Ville de Paris vers l'hôtel de Lamoignon - rue Pavée - pour faire de cet hôtel sis au 29 de la rue de Sévigné une extension du musée Carnavalet. L'extension en question ne sera inaugurée qu'à la fin des années 1980. Si j'en avais encore le temps car en février les jours sont courts et si je ne devais pas rentrer assez tôt pour réviser une leçon ou finir une quelconque rédaction, je marchais jusqu'à la place des Vosges et l'immeuble que Victor Hugo avait occupé sous le règne de Louis-Philippe. Victor Hugo y a son musée ; pas Théophile Gautier qui pourtant habitait à côté (au 8, Victor Hugo habitant au 6). La plaque indiquant que Gautier avait vécu là me paraissait un hommage bien mince, bien ingrat, bien injuste au regard de la hauteur de l'immeuble voisin où Hugo vivait avec sa famille et ses amours collatérales.

 

Puis des musées, j'en visitai en Europe lors de mon "Grand Tour" effectué en 1979. A l'instar des jeunes aristocrates anglais du 18ème siècle, je fis le tour de l'Europe mais moins luxueusement qu'eux, les quelques sous que j'avais gagnés durant l'été ne me permettant pas de descendre dans des palaces et de voyager en première classe. Je dormais - souvent - dans les trains et finissais - de temps en temps - la nuit dans les salles d'attente des gares ou sur des bancs au bord des quais. Mais la satisfaction de voir dans des musées des oeuvres différentes de celles que j'avais vues à Paris me faisait oublier la fatigue de la nuit et les dizaines de kilomètres parcourus à pied dans les villes car je ne prenais jamais ni métro ni bus. Voir des oeuvres différentes de celles accrochées à Paris ? Quoique ! C'est à Copenhague que je vis pour la première fois Le Baiser de Rodin et au musée des Beaux-arts de Tournai Argenteuil d'Edouard Manet. Certains de ces musées m'ont laissé un souvenir impérissable comme la Galerie des Offices à Florence avec le Printemps de Botticelli, le musée National de Tarente qui présente tous les trésors de la Grande Grèce, le musée National Germanique de Nuremberg, le musée Focke de Brême, le musée néerlandais de la Céramique de Leeuwarden (l'amateur de céramique chinoise que j'étais ne pouvait être qu'en admiration devant les pièces exposées) et comme un "Grand Tour" digne de ce nom ne pouvait pas ne pas passer par Rome, les Musées du Vatican avec la Chapelle Sixtine - non encore restaurée à l'époque - et les "Chambres" de Raphaël. 1979, quelle année ! Si les historiens s'accordent pour dire que le 20ème siècle a commencé en 1914, je pense que le 21ème siècle a commencé en 1979. On a commencé cette année-là de parler de sujets dont on parle encore aujourd'hui, la désindustrialisation de la France, l'élection des députés européens au suffrage universel, la mal bouffe, l'Iran, l'Afghanistan. Le sujet que je choisis lors de l'épreuve de philosophie au baccalauréat était : "Une société sans religion est-elle possible ?" Je ne sais plus ce que je mis dans la copie mais je sais ce que maintenant j'y écrirais. 1979 est aussi l'année où fut inauguré à Perpignan le nouveau musée Rigaud dans lequel personne ne sait que je passe en ce moment la nuit, le 9 juillet 1979 précisément quand Madame Valéry Giscard d'Estaing est venue couper le cordon tricolore en compagnie du maire de l'époque, Paul Alduy et de l'adjoint à la Culture, le docteur Bernard Nicolau. Le lendemain, la première dame - mais qui est donc la deuxième, la troisième, la quatrième ? - inaugurait une exposition collective de la tisserande belge Yvette Cauquil Prince, du peintre espagnol Fernando San Martin Felez, dit S.M. Felez et de la sculptrice britannique Patricia Rowland au musée d'Art moderne de Céret. Certes je voyais des oeuvres que je ne voyais pas à Paris. Pourtant la similitude est partout et nulle part, l'Europe étant multiple et une, les artistes ayant beaucoup voyagé même si les moyens de transports n'étaient pas aussi confortables et rapides que maintenant. Rubens né en Allemagne a vécu à Anvers et a peint à Londres et à Paris ; Le Gréco né en Crète a vécu à Tolède ; Le Titien né en Italie a peint à Madrid ; Ary Scheffer né aux Pays-Bas a peint à Paris... l'Art n'est pas national, il fait voyager, il fait découvrir, il est universel. C'est ce que j'appris lors de ce "Grand Tour". J'ai peut-être eu besoin de ce périple pour comprendre que l'Europe n'est pas fractionnée, que chaque pays qui la compose n'est pas une île isolée - pardon pour le pléonasme - sans rien autour, que ses frontières ne furent jamais fermées, que l'Italie est belle, que l'Allemagne l'est aussi, comme l'Autriche, l'Espagne, etc. Il n'y eut pas que les jeunes aristocrates anglais pour voyager à travers l'Europe. Victor Hugo alla à Madrid, Théophile Gautier et Henri Matisse parcoururent l'Andalousie, George Sand et Frédéric Chopin séjournèrent aux Baléares, Raoul Dufy alla rejoindre des amis en Allemagne, Auguste Renoir peignit à Guernesey, Claude Monet en Italie et en Norvège... L'art est donc universel. Le récent décès de la réalisatrice Agnès Varda m'a remémoré un dialogue entendu dans son film Cléo de 5 à 7 : "- Tu vois bien, la peinture s'appelle "Femme" et moi j'y vois un toro ; ça prouve que Miro est Espagnol. - Et Picasso, quand il peint un hibou, on dirait une femme ; ça prouve quoi alors ?" Il y avait dans beaucoup de familles, comme certainement dans la mienne, d'irréductibles Gaulois qui répétaient à l'envi que la France est belle, qu'il n'y a qu'en France qu'on mange bien et j'en passe. Comment le savaient-ils, comment pouvaient-ils être aussi affirmatifs puisqu'ils n'avaient jamais voyagé ?

 

Je passe devant le portrait que Hyacinthe Rigaud a fait en 1689 de Philippe d'Orléans, duc de Chartres, futur Régent. Quand je le regarde, je voyage loin, très loin, à six mille kilomètres d'ici. Je me dis que sans lui La Nouvelle Orléans ne serait pas La Nouvelle Orléans, ville fondée en 1718 sur les bords du Mississippi et baptisée en son honneur, lui, le neveu de Louis XIV, même s'il n'a jamais foulé les trottoirs de Bourbon Street et qu'il n'a jamais su que "The Crescent City" a été plus tard le berceau du jazz. Peut-être n'a-t-il jamais quitté le Palais-Royal qu'il avait reçu de son père ? Ce Palais-Royal où furent donnés, paraît-il, des soupers incongrus dont les menus plaisirs ont été détaillés, peut-être même exagérés, dans le film de Bertrand Tavernier intitulé Que la fête commence. Au moment où j'entre dans la salle dédiée à Pierre Daura, un coup de tonnerre annonce une forte précipitation dont les murs épais du musée me gardent à l'abri. Le bruit du tonnerre mêlé à celui que fait la pluie sur la toiture est comme un concert de musique acousmatique ; on entend mais on ne voit rien, les musiciens étant cachés derrière un rideau noir. Plus loin, je passe devant le tableau qui représente le peintre Georges-Daniel de Monfreid dans son appartement de la rue Liancourt (Paris 14ème) pointant du doigt un autoportrait que Gauguin lui avait offert. Avec Gauguin, ce sont encore des voyages en perspective : la Martinique, les Marquises. Bien que dans mon enfance, j'écoutais beaucoup Dans les steppes de l'Asie centrale de Borodine et Sur un marché persan de Albert Ketelbey, je n'allai pas dans des contrées si lointaines.

 

Mais le temps passe et les bruits que j'entends dans le hall me ramènent au musée. Il faudra que je sois discret pour sortir de ce lieu. Je m'exfiltre sans avoir été vu. Dehors les premiers rayons du soleil éclairent le haut des façades. Je me dirige vers la place Arago pour y prendre un copieux petit-déjeuner. Devant une tasse de chocolat, je repense à cette nuit indicible. Je ne pourrai en effet jamais dire un jour à qui que ce soit que je me suis laissé enfermer dans un musée, que j'ai approché des toiles et des sculptures dans une demi-obscurité, que j'ai voyagé les yeux fermés et que j'ai imaginé les yeux ouverts la vie et le travail des artistes. Mais on le sait bien, tôt ou tard les langues se délient. L'envie est toujours très forte de se vanter de ses exploits. Non, vous n'obtiendrez aucune confidence de ma part et quand je retournerai au musée parmi les visiteurs qui ont payé leur entrée, je ferai profil bas à la caisse ; je ne voudrais pas être reconnu. En attendant, j'appelle le garçon et lui demande combien je dois. Dernièrement, lors d'un vernissage, une dame bien mise s'est approchée de moi pour me dire qu'il n'y avait pas eu de femmes peintres dans l'histoire de l'art. Cette affirmation, cette assertion, m'interloqua. Si cette dame n'a visité durant sa vie que le musée Rigaud, je ne peux que lui donner raison car les femmes peintres sont totalement absentes de ses collections permanentes. Et moi de récapituler brièvement les auteurs des oeuvres vues lors de cette nuit au musée : Hyacinthe Rigaud, Georges-Daniel de Monfreid, Raoul Dufy, Pablo Picasso, Jean Lurçat, Maurice Denis et la prochaine exposition prévue pour l'été qui aura pour thème Maillol et Rodin, donc que des hommes en effet ! Un phalanstère phallique qui a phagocyté le monde de l'art. Quand le musée exposera même temporairement Sonia Delaunay, Maria Blanchard, Marie Laurencin, Olga Sacharoff ou Hortense Dury-Vasselon, j'inviterai cette dame à passer avec moi une nuit au musée, en tout bien tout bonheur, pour avoir un regard différent sur l'histoire de la peinture. A ce moment-là, il faudra bien que j'avoue que je passe de temps en temps une nuit en catimini dans un musée. Que des hommes ? Je suis injuste avec Emilie Dumas qui expose en ce moment quelques-unes de ses oeuvres dans une petite salle du rez-de-chaussée. Son tableau en noir et blanc - ou sépia - où j'ai vu un soldat de la Première guerre mondiale debout - enfin c'est ce que j'ai vu ! - près d'un autel dans une église qui a été frappée par un bombardement, et où le désordre est indescriptible, m'a interrogé. J'ai longuement regardé ce soldat, qui, s'étant certainement réfugié là pour éviter de disparaître sous la mitraille, a les yeux levés vers des arcs en ogive et qui est en même temps impressionné par les conséquences du bombardement et en admiration devant l'architecture et le calme du lieu. Il se croit protégé de tous les malheurs de la terre comme je me sentais moi-même invulnérable entre les murs de ce musée entre lesquels, j'en étais certain, rien ne pouvait m'atteindre en cette nuit étoilé et douce.

Voilà !

  

* Durant la Conférence de la Paix (18 janvier-28 juin 1919), Georges Clemenceau dut prendre dix jours de repos après la tentative d'assassinat dont il fut victime en sortant de chez lui le 19 février, commise par un ouvrier ébéniste qui professait des opinions anarchistes et qui répondait au nom de Emile Cottin. A la suite de son procès, ce dernier fut condamné à mort. Sa peine se verra commuée en dix ans de réclusion sur intervention de Clemenceau lui-même auprès du président de la République.                                         

Musée d'Art Hyacinthe Rigaud, 21 rue Mailly (Perpignan)

Musée d'Art Hyacinthe Rigaud, 21 rue Mailly (Perpignan)

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