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23 janvier 2011 7 23 /01 /janvier /2011 00:07

121.JPG "Nous allons prendre une chambre dans ce motel et je vais tout vous raconter. Je serai plus à mon aise que chez vous." Le lieutenant Dadévi qui avait toute la nuit devant lui s'exécuta. Le distributeur automatique fit tomber la clef de la chambre soixante-six et tous deux s'y dirigèrent. Le revenant devenu le bavard nocturne ouvrit la porte du minibar et en sortit une bouteille de vodka et une autre de jus d'orange pour fêter les retrouvailles en terre de liberté, invoqua-t-il comme raison. Il ne fit aucune confidence sur la disparition de Jacques et le lieutenant Dadévi se prit à croire qu'il n'était pour rien dans cette affaire. Il demanda au lieutenant ce qu'il était venu chercher à la Jonquera. Comme lui, des souvenirs égarés dans les brumes de la vie. Au mur, il y avait la reproduction d'un tableau de Pierre Garcia-Fons, une porte transparente ouverte sur un paysage arboré, des murs invisibles sur une perspective de feuillages jaunes et bleutés, un hymne à l'évasion et à la rêverie, une femme debout, de dos, regardant le vol de quelques oiseaux migrateurs. Il lui raconta sa pauvre vie dans tous les détails. Ses placements véreux, ses dettes de jeu, ses amours contrariées. Quand il eut baillé dix fois sans avoir fini son long monologue, il dit qu'il allait s'allonger. Comme il n'y avait qu'un lit de 140, en se poussant, ça irait.

A l'aube, le lieutenant Dadévi se réveilla avec la gueule de bois, seul dans la chambre. Le fantôme bavard s'en était allé. Il avait soif. Il ouvrit la porte du meuble sur lequel était la télé mais il n'y avait pas de minibar. Il est vrai que ce motel était d'un confort rudimentaire. Il fit couler de l'eau froide et s'en jeta sur le visage. Il prit son manteau et se dirigea vers sa voiture. En route, il se souvint qu'il devait aller chercher son fils à la gare, qu'il arrivait par le train de 12 heures 24. Son fils, un fils sans mère, partie sur un coup de tête après l'avoir insulté, après lui avoir dit qu'il ne serait jamais qu'un smicard de policier sans avenir. Il arriva à son bureau vers huit heures. Un journal déplié sur sa table de travail titrait en grosses lettres qu'un cinquième marchand de chaussures avait été assassiné à Nuevo Laredo. Pourquoi fallait-il toujours tout apprendre par les journaux ? Ce ne sont pas les journalistes qui arrêtent les coupables, qui les jugent, qui les emprisonnent. Et ce ne sont pas eux qui les remettent en liberté pour défaut de procédure ou pour bonne conduite, Ni eux qui font qu'ils récidivent.

Le train arriva à l'heure en gare de Perpignan. Son fils descendit de la voiture 18 avec un équipage léger. D'habitude, il avait du mal pour porter ses sacs remplis de livres pour préparer des exposés ou des dissertations. Il ne posa pas de questions, de ces questions incisives qui agacent les adolescents. "Tu n'as pas beaucoup de bagages ? " "Tu le vois bien !" Il allait avoir dix-huit ans et voulait faire la fête à cette occasion, inviter des amis, profiter de ce moment unique dans la vie. Et lui, quel âge avait-il ? Ses dix-huit ans étaient loin, son mariage et son fils aussi. Il savait qu'on perd ses enfants à la puberté, qu'on n'a pas des enfants pour soi, que même si on les élève bien, ils sont différents de nous. C'était vendredi, le lieutenant Dadévi était fatigué, il avait passé la nuit dans un motel sans étoile alors qu'il aurait pu dormir chez lui. Il n'avait pas faim mais risqua un "On mange ensemble ?". Il devait retourner à son bureau pour enquêter sur la disparition de Jacques, donner quelques appels téléphoniques, ranger les dossiers qui s'accumulaient sur le parquet de sa caverne à investigations et à interrogatoires.

Son fils était accoudé au garde-corps de la terrasse qui dominait tout Perpignan. A main droite, le Canigou enneigé sur lequel le soleil se couchait dans un rouge écarlate qui laissait présager du vent ou de la pluie pour le lendemain, et à main gauche, le palais des Rois de Majorque, importante citadelle médiévale qui attirait les touristes pour ses églises gothiques superposées et sa grande cour où se donnaient l'été, des concerts de musique classique. Il regardait tout cela mais à presque dix-huit ans, ne regarde-t-on que cela ? Le regard vide qui balayait la ligne du ciel de la cité catalane disait toute la détresse de ce garçon qui aurait voulu autre chose pour son père et sa mère. Les réunir, les voir heureux, mais à quoi bon ? Son père lui avait fait comprendre quand il avait huit ans qu'il n'en était plus question, qu'elle était partie pour d'autres horizons, et qu'il la laisserait vivre sa vie sans jamais tenter de la faire revenir.

"Tu sors ce soir ?" Oui après l'apéritif, il partirait, il avait rendez-vous avec un ami avec qui il irait en boîte, au Canabar, un établissement tenu par un Canadien de Toronto qui avait laissé les rives du lac Ontario pour celles de la Méditerranée. Le Canabar était une boîte connue dans la région, fréquentée par les 17-25 ans, surtout par les garçons. Elle se trouvait à Saint-Fabien entre le golf international et les résidences de luxe avec laveries automatiques, tennis et piscines.

"J'reviens pas avant des semaines, j'ai promis à quelques potes de leur payer l'entrée de la boîte" dit-il à son père. Le lieutenant Dadévi n'aimait pas sortir des billets de sa poche car ils savaient que dans ce cas ils seraient dépensés pour le superflu, mais son fils allait avoir dix-huit ans et il ne voulut pas lui refuser ce plaisir. Il quitta pour un instant sa panoplie de policier soupçonneux et inquisiteur et lui tendit un billet vert. Le fils le remercia à peine et s'en alla retrouver ses amis pour une nuit qui s'annonçait longue et pour le lieutenant ennuyeuse...

 

Photo, un hôtel à Alicante en Espagne             

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