"Il avait écrit :
El rio Guadalquivir tiene las barbas granates
Granada tiene dos rios, uno llanto, e otro sangre.
Le fleuve Guadalquivir a la barbe grenat
Grenade a deux fleuves, un de larmes, un autre de sang.
Aussi, à la fin de l'ode à Salvador Dali (doublement immortelle), Lorca fait-il une allusion non équivoque à sa propre mort et me demande-t-il de na pas m'y attarder tant que fleuriront ma vie et mon oeuvre."
Salvador Dali, extrait de "Journal d'un génie" du 1er novembre 1952
"J'ai terminé également l'Ode à Salvador Dali, un grand morceau de cent cinquante alexandrins." (Extrait d"une lettre datée de février 1926, de Federico Garcia Lorca à son frère Francisco)
Une rose dans le haut jardin que tu désires.
Une roue dans la pure syntaxe de l'acier.
Balayés, les sommets de brume impressionniste.
Les gris contemplent leurs dernières balustrades.
Les peintres d'aujourd'hui dans leurs blancs studios coupent
la fleur aseptique des racines carrées.
Dans les eaux de la Seine un iceberg de marbre
refroidit les fenêtres et dissipe les lierres.
On foule d'un pas ferme le dallage des rues.
La vitre se dérobe aux magies du reflet.
Plus de parfumeries. L'Etat les a fermées.
La machine éternise ses mouvements binaires.
Une absence d'écrans, de forêts, de sourcils
flotte au-dessus des toits des anciennes maisons.
L'air aiguise son prisme au contact de la mer
et l'horizon jaillit comme un grand aqueduc.
Loin des pénombres et du vin, des marins tranchent
sur une mer de plomb la tête des sirènes.
La Nuit, noire statue de la prudence, tient
à la main le miroir arrondi de la lune.
Un désir de limite et de formes nous gagne.
Voici l'homme qui voit avec le mètre jaune.
Vénus n'est plus qu'une blanche nature morte
et les collectionneurs de papillons s'éclipsent.
Cadaquès au fléau de l'onde et du coteau
élève ses gradiins et cache ses coquilles.
Dans l'air que pacifie une flûte de bois
un ancien dieu sylvestre offre aux enfants des fruits.
Ses pêcheurs dorment sans rêver sur le rivage.
En haute mer ils ont pour boussole une rose.
L'horizon vierge de mouchoirs blessés unit
le cristal du poisson à celui de la lune.
Une dure couronne de blancs brigantins
ceint des tempes de sel et des cheveux de sable.
Les sirènes sans suggestionner persuadent
et viennent quand on leur montre un verre d'eau douce.
O Salvador Dali à la voix olivâtre !
Plus que ton imparfait pinceau adolescent
ou ta couleur cernée de celle de ce temps
je veux louer ta soif d'éternel limité.
Ame hygiénique tu vis sur des marbres neufs.
Tu fuis la sylve obscure aux formes incroyables,
bornant ta fantaisie au rayon de tes mains,
goûtant de ton balcon le sonnet de la mer.
Aux premiers plans que fréquente l'humain, le monde
est fait de sourdes pénombres et de désordre.
Mais en dissimulant le décor, les étoiles
découvrent le schéma parfait de leur orbites.
Le cours du temps s'apaise et s'ordonne selon
les formes numériques d'un siècle ou de l'autre.
La mort vaincue vient en tremblant se réfugier
dans le cercle étroit de la minute présente.
Quand tu prends ta palette au trou d'aile blessée
tu appelles un jour de cime d'olivier
ample jour de Minerve aux mille échafaudages
qui exclut le sommeil et ses fleurs inexactes.
Jour antique qui reste arrêté sur le front
sans descendre au niveau de la bouche ou du coeur,
jour que craignent les vignes tendres de Bacchus
et la force sans ordre où s'emporte l'eau courbe.
Tu fais bien de hisser des pavillons d'alerte
à la limite obscure où scintille la nuit.
Peintre, tu ne veux point qu'amollisse les formes
le coton capricieux d'un nuage imprévu.
Le poisson au vivier et l'oiseau dans la cage.
Tu ne veux les créer dans la mer ou le vent.
Tu fixes stylisés, après les avoir vus
d'un iris ingénu, leurs petits corps agiles.
Tu aimes la matière exacte et définie
où la mousse ne peut poser son campement,
l'architecture qui se construit dans l'absent
et tu prends le drapeau pour une simple farce.
Le compas d'acier dit son court vers élastique
et la sphère dément les îles inconnues.
La ligne droite affirme son effort vertical.
Le savant cristal chante ses géométries.
Mais la rose, la rose au jardin où tu vis,
elle encore et toujours, nord et sud de nos âmes !
Tranquille et concentrée ainsi qu'un marbre aveugle
ignorant les efforts souterrains qui la créent.
Rose pure effaçant croquis et artifices
pour nous ouvrir les ailes frêles du sourire.
(Papillon épinglé qui médite son vol.)
Rose de l'équilibre obtenu sans douleurs.
Toujours la rose !
O Salvador Dali à la voix olivâtre,
je dis ce que me dit ta personne et ton oeuvre.
Plus que ton imparfait pinceau adolescent
je loue la direction si ferme de tes flèches.
Je chante ton effort de beau jour catalan,
ton amour pour tout ce qui se peut expliquer.
Je chante aussi ton coeur astronomique et tendre
de carte à jouer française, exempt de cicatrice,
le rêve de statue que tu poursuis sans trêve,
la peur de l'émotion qui t'attend dans la rue,
la petite sirène qui sur sa bicyclette
de conque et de corail te chante au bord de l'eau.
Mais avant tout je chante une pensée commune
qui nous unit aux moments sombres ou dorés.
Le jour qui éblouit nos yeux, ce n'est point l'Art.
C'est avant tout l'amour, l'amitié ou l'escrime.
C'est, par-dessus la toile où patient tu dessines
le sein de la Thérèse à la peau d'insomnie
ou la boucle serrée de Mathilde l'ingrate,
c'est notre amitié peinte comme un jeu de l'oie.
Trace de doigts vive à jamais, qu'un sang sur l'or
raye le coeur de la Catalogne éternelle.
Qu'une étoile comme un poing sans faucon t'éclaire
tandis que ta peinture et ta vie fleuronnent.
Dédaigne la clepsydre aux ailes membraneuses
et la faux inflexilble des allégories.
Habille et déshabille au grand air ton pinceau
face à la mer peuplée de marines et de barques.
Federico Garcia Lorca