Paris, 1907 - Pendant
que Pablo Picasso peint ses "Demoiselles d'Avignon", Max Jacob se rapproche du Bateau-Lavoir et va habiter au 7 rue Ravignan.
La Rue Ravignan : "On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve", disait le philosophe Héraclite. Pourtant, ce sont toujours les mêmes qui remontent ! Aux mêmes heures, ils passent gais ou
tristes. Vous tous, passants de la rue Ravignan, je vous ai donné les noms des défunts de l'Histoire ! Voici Agamemnon ! voici madame hanska ! Ulysse est un laitier ! Patrocle est au bas de la
rue qu'un Pharaon est près de moi. Castor et Pollux sont les dames du cinquième. Mais toi, vieux chiffonnier, toi, qui, au féerique matin, viens enlever les débris encore vivants quand j'éteins
ma bonne grosse lampe, toi que je ne connais pas, mystérieux et pauvre chiffonnier, je t'ai nommé d'un nom célèbre et noble, je t'ai nommé Dostoiewsky.
Le marchand de tableaux et éditeur, Daniel Henry Kahnweiler voit dans le tableau de Picasso "la naissance du cubisme". Victor Crastre dit de ce marchand d'art :"Kahnweiler vient d'arriver à Paris
avec le dessein arrêté d'ouvrir une galerie où il défendra les peintres qu'il aime. Il a vingt-deux ans et il est animé par une foi solide. Après quelques mois de recherches, il s'installe 28 rue
Vignon. Désormais les peintres nouveaux ont une galerie et un marchand, attachés à peu près exclusivement à leur cause. Je souligne le mot marchand car Kahnweiler est plus et mieux qu'un marchand
: il est l'adepte convaincu du cubisme et il est l'ami des artistes ; il est aussi l'homme qui a le mieux compris sens et essence de la peinture moderne comme en fait foi son livre admirable
sur Juan Gris, si souvent cité dans cet ouvrage.
Picasso, d'abord hésitant, signa un contrat avec Kahnweiler, Braque suivit, puis Derain, Gris plus tard et aussi Manolo quand il se fut retiré à Céret. La petite galerie aux murs tendus de toile,
devint un point de ralliement ; tous ceux quis'intéressaient aux nouvelles techniques fréquentaient la salle de la rue Vignon.
Pour Picasso, les jours difficiles sont finis. Le cubisme commence à s'imposer. Ce sont les étrangers surtout qui en sont les adeptes les plus enthousiastes : les Américians entraînés par
Gertrude Stein, admirent et achètent..."
Gertrude Stein dans son "Picasso" écrit en 1938 ajoute : "Les cubistes trouvèrent alors un marchand, le jeune Kahnweiler, arrivé de Londres, plein d'enthousiasme, voulant réaliser son rêve d'être
marchand de tableaux. Il hésitait un peu ici et là. Définitivement il s'intéressa à Picasso.
En 1907, 1908, 1909, 1910, il fit des contrats avec les cubistes, les uns après les autres, français et espagnols, et il se dévoua à leurs intérêts. La vie devenait très gaie. Cette France
souriante séduisit encore Picasso. On pouvait plaisanter et parler à la blague du plus jeune des cubistes, celui-ci existait. Picasso était gai, il travaillait énormément, comme il a
toujours travaillé, mais dans une atmotsphère heureuse."
Max Jacob, dans une lettre à sa mère datée de 1927, donne une explication du cubisme : "Le cubisme en peinture est l'art de travailler par lui-même en dehors de ce qu'il représente... ne
procédant que par allusion à la vie réelle. Le cubisme littéraire fait de même en littérature, se sert seulement de la réalité comme d'un moyen et non comme une fin. Exemple mon Cornet à Dés et
l'oeuvre de Reverdy."
"Cubisme et Soleils Noyés : L'eglisiglia del Amore, l'odore del Tarquino, bref, tous les monuments de Rome sur une bouteglia de vin et le registre correspondant pour démontrer qu'on en a bu
copieusement, mais qu'on s'abstiendra : le godet du goulot et la goulette du goût d'eau. S'il faut s'en repentir, autant s'en abstenir. L'arc-en-ciel volatil n'est pas plus qu'une décoration
volcanique à l'anglede l'étiquette. Motus ! et comparons un litre avec l'autre : el spatio del Baccio et l'Bacco nel cor." Max Jacob, "Le Cornet à Dés"
Fin 1911, au Salon d'Automne, la salle VIII où sont réunis les cubistes fait scandale. Il en est de même l'année suivante, et de nouveau en 1913, avec l'affaire du "Châle espagnol"
de Van Dongen. Marcel Sembat, député des Grandes-Carrières (18ème arrondissement de Paris), doit monter au créneau lors d'une séance à l'Assemblée nationale pour défendre les cubistes. En effet,
un conseiller municipal du Val-de-Grâce, Pierre Lampué, déclenche en octobre 1912 une polémique qui va rapidement agiter le monde de l'art en adressant une lettre au sous-secrétaire d'Etat
aux Beaux-Arts, Léon Bérard, par laquelle il demande que l'Etat ne prête plus le Grand Palais au Salon d'Automne, coupable d'exposer selon lui les horreurs cubistes. Le jury du Salon d'Automne
décide dans un premier temps de faire un communiqué bref et ferme de protestation contre cette attaque, mais son président, Frantz Jourdain (1), s'interpose et propose de composer : on mettra à
l'écart les plus audacieux des artistes pour ne pas choquer. Tous les artistes décriés par Lampué, dont Matisse, seraient mis dans des endroits discrets et écartés.
Relayant les protestations de Lampué, le député Jules-Louis Breton interpelle le gouvernement lors de la séance du 3 décembre 1912 et demande à l'Etat de ne pas prêter le Grand Palais ou tout
autre bâtiment public pour exposer les "extravagances" de certains artistes cubistes. Marcel Sembat lui répond : "Comprendre ? Oui, mais d'abord avez-vous appris ? Pour comprendre, il faut
apprendre ! Apprendre à voir ! Vous comprendrez alors que ces tableaux qui vous déplaisent peuvent avoir une influence heureuse sur le jeune artiste (...), Manet, Cézanne, Pissaro, Signac,
Guauguin, Van Gogh, ils indignent autant que les cubistes ! Les artistes sont aussi visés !"
Max Jacob : "Quand on fait un tableau, à chaque touche, il change tout entier, il tourne comme un cylindre et c'est presque interminable. Quand il cesse de tourner, c'est qu'il est fini. Mon
dernier représentait une tour de Babel en chandelles allumées."
Jean Cocteau dans "Le Mystère laïc" : "Il arrive à Picasso de peindre une jeune fille. Tiens ! lui dit-on : une cage, des pommes, un buste, une fenêtre ! C'est exact. Il avait fait une
nature morte sans le savoir."
(1) Frantz Jourdain (1847-1935) est architecte, promoteur de l'utilisation du fer et du béton armé. Il est l'auteur d'une des façades de la Samaritaine.
Photo, Montmartre tel que l'ont connu Picasso, Gris, Derain, Braque, Max Jacob.