Balades & anecdotes du mercredi (14)
Hormis les cinémas qui bordent les boulevards du Montparnasse et Saint-Germain dont les noms s'affichent en gros caractères et dont les titres des films et les acteurs qui y jouent attirent un public nombreux et varié, il ne reste plus beaucoup de salles dans le 6ème arrondissement. Les cinémas des rues Christine, Apollinaire et Saint-André-des-Arts, plus discrets que leurs voisins rattachés à de grandes compagnies, projettent des films anciens, la programmation changeant à chaque séance. Certains proposent des rétrospectives Luis Buñuel, François Truffaut, Eric Rohmer ou John Cassavetes, d'autres projettent dans la même salle le même film avec toujours autant de succès comme The Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman où le spectacle est plus dans la salle que sur l'écran depuis plus de trois décennies. Je me suis laissé guider par Thélemm jusqu'au cinéma qui, entre la rue de Buci et la place Saint-Michel, programme le film de Agnès Varda que nous avions hâte de voir. Thélemm, que j'avais rejoint avec Munkki au carrefour de l'Odéon devant la statue audacieuse de Danton, nous fit passer par la rue du Jardinet qui mène à la Cour de Rohan. Munkki, plus dégingandé que jamais, perché sur des gambettes qui gambadaient au-dessus de pieds mal chaussés, avait du mal à nous suivre dans ce dédale de ruelles, de passages et de cours. Il n'arrêtait pas de souffler - je n'avais pas amené avec moi un camarade mais un énorme ventilateur - et de nous demander si c'était encore loin. Il ressemblait à l'un de ces animaux décrits en musique par Camille Saint-Saëns, compositeur qui a vu le jour dans cette rue en 1835. La cour du Commerce-Saint-André, passage pavé aménagé sur un fossé comblé de l'enceinte de Philippe Auguste - on peut encore voir, dans un commerce, une tour de la dite enceinte - nous mena à la rue Saint-André-des-Arts. Au n°8, une plaque y rappelle que Marat faisait éditer là son journal L'Ami du Peuple. Et Munkki, en regardant cette plaque, que Thélemm prenait en photo avec son portable, de fredonner un air du début des années 1980 en changeant un peu les paroles : "Là-baaaaas, on connait Marat..." Je ne lui connaissais pas un tel humour qui fit hausser les épaules de Thélemm. A main gauche, nous laissâmes la rue Mazet, calme mais quelconque avec ses immeubles sans joie des années 1970, contrastant avec l'agitation et le bouillonnement culturel qu'elle avait connus jusqu'au début du 20ème siècle. Sur une longueur d'une soixantaine de mètres et une largeur de six mètres seulement, la rue Mazet a été, du règne de Louis XIV à celui de Louis XVIII, tête de ligne des diligences pour le sud-ouest (Orléans, Tours, Bordeaux, La Rochelle) que l'on prenait à l'auberge du Cheval-Blanc (démolie en 1907), a fait chanter les clients du caf-conc des "Folies-Dauphines" dit aussi le "Beuglant" (nom qui s'étendra à tous les cafés-concerts de France et de Navarre) et qui a, durant une soixantaine d'années, attiré (au n°9) la fine fleur du monde de la littérature, des arts, des sciences et de la politique dans le restaurant tenu par Modeste Magny, ancien chef cuisinier chez Philippe, rue Montorgueil. Gustave Flaubert, Théophile Gautier, Ivan Tourgueniev, les frères Goncourt y ont organisé des dîners littéraires très animés. George Sand qui y participait aussi, allait souvent déjeuner chez Magny seule ou avec ses enfants et de temps en temps avec Félix Nadar quand ce dernier souhaitait tirer des portraits - bien sûr en noir et blanc - de la bonne dame de Nohant. Comme je suivais Thélemm par les rues et passages du 6ème arrondissement, je ne saurais dire si le ciné vers lequel on le suivait était rue Saint-André-des-Arts, rue Apollinaire ou rue Christine. De toute façon, au n°5 de cette dernière, nous n'aurions pas aperçu Gertrude Stein à sa fenêtre, sans doute trop occupée sans doute à admirer les Cézanne, les Matisse et les Picasso qu'elle avait acquis chez les marchands d'art depuis les années 1900.
Zen et moi nous remémorons des souvenirs de collège. Si Svan a eu aujourd'hui une mauvaise note en français, Zen et moi les collectionnions aussi. Nous y allons chacun de notre petite anecdote. Zen, allongé sur sa banquette-lit, allumant une énième cigarette et consultant son portable en quête du sms d'une copine ou d'un pote ou d'un scoop faisant le buzz sur une quelconque plateforme, me raconte que dans une dictée où il fallait écrire "passion", il avait orthographié le mot avec un t : pation. La prof, en lui rendant sa copie, avait dit que "pation" ne pouvait que se prononcer "pattion" ; or si on met "usur" devant "pattion", on dit bien "usurpassion" et non "usurpattion". Et moi de lui raconter que dans une copie, j'avais écrit Baudelaire avec un e entre le b et le a : Beaudelaire. Le prof était tout heureux d'annoncer à voix haute à toute la classe qu'un élève ignare de ma trempe était incapable de bien orthographier le nom de l'un des plus grands poètes du 19ème siècle. Mais si le prof avait eu de l'humour ou de la repartie, il aurait dit : "Ah ! Comme Flaubert, vous écrivez Baudelaire avec un e !" En effet, Flaubert avait adressé un exemplaire de Madame Bovary avec une dédicace personnalisée mais le poète, voyant que l'expéditeur avait écrit "Pour Beaudelaire", avait rageusement biffé ce e qui écorchait son nom. Mais ça, c'était trop lui demander.